Juif et flic dans le ghetto de Varsovie, un homme juge le “renoncement” de son peuple. Les anniversaires ont parfois du bon. Celui du cinquantenaire de la libération du camp d’Auschwitz, malgré son étalage souvent obscène d’oeuvres jetées en pâture à la devanture des librairies, aura permis la publication d’une oeuvre brûlante et dérangeante, jusqu’ici […]
Juif et flic dans le ghetto de Varsovie, un homme juge le « renoncement » de son peuple.
Les anniversaires ont parfois du bon. Celui du cinquantenaire de la libération du camp d’Auschwitz, malgré son étalage souvent obscène d’oeuvres jetées en pâture à la devanture des librairies, aura permis la publication d’une oeuvre brûlante et dérangeante, jusqu’ici soigneusement oubliée dans les archives de l’Institut juif de Varsovie : Suis-je un meurtrier ? de Calel Perechodnik.
Une oeuvre capitale parce que au-delà du journal d’un Juif polonais enrôlé dès 1941 dans la police du ghetto d’Ostwock, c’est la dénonciation désemparée, féroce et sans concession du renoncement qui est faite. Du même coup, c’est la Shoah dans toute sa dimension métaphysique qui investit le champ de nos consciences et nous prend à la gorge.
C’est le 7 mai 1943 que, reclus dans un appartement du quartier polonais de Varsovie, Calel Perechodnik entreprend de rédiger ces pages. En deux ans de fonctionnariat, il a vu, incrédule, des hommes s’avancer vers leurs bourreaux sans esquisser le moindre mouvement de rébellion. Il a vu le cortège de milliers de Juifs qui, sans un mot, sans une parole, sans un geste de révolte, ont creusé leur tombe sous le regard de leurs meurtriers. Et lui-même a, sans le savoir, aidé au départ de sa femme et de sa fille dans un wagon plombé, direction Treblinka : « Nous, hommes juifs, ne méritons pas d’être vengés. Nous sommes morts par notre faute et non au champ d’honneur (…) Malheureux peuple juif ! Tu as été condamné à l’extermination par tes ennemis les Allemands, tes amis les Polonais, et par tes fils et frères infâmes, les Juifs. (…) On ne peut profiter de l’hospitalité des autres nations tout en se prenant pour un peuple élu, meilleur, plus intelligent. On ne peut répéter dans sa prière quotidienne : « Tu nous as choisis parmi les autres nations, tu nous as aimés. »
On pourra gloser à l’envie sur la « haine de soi » qui anime Perechodnik. Certes, il juge, il n’explique pas. Mais qui peut expliquer ? Le renoncement. L’acceptation. La résistance passive. Quel que soit le nom que l’on donne à cette attitude, effroyablement optimiste ou effroyablement pessimiste, qui fit chanter certains rabbins sur le chemin d’Auschwitz, et dont Geshom Sholem devait dire plus tard, se refusant, lui, à juger que « si certains étaient des monstres, d’autres étaient des saints ». La sainteté, à ce prix ? « Peut-être Dieu nous a-t-il choisis, en effet, s’indigne Perechodnik, mais dans quel but ? Pour que nous soyons le bouc émissaire des peuples, que nous portions la responsabilité des péchés du monde ?«
Le 23 octobre 1943, Calel Perechodnik met un point final à son journal. Quelques mois plus tard, il mourra lors d’un bombardement allemand. Sa seule sépulture reste ce livre unique en son genre, où résonne le cri d’un homme débordé par son siècle, divorcé de son peuple, de son dieu, de lui-même, et dont l’écriture reste le dernier combat à mener.
Laurent Sagalovitch
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