Comme Wong Kar-wai, Tsai Ming-liang prend le pouls d’une ville en saisissant l’état de sa jeunesse. Mais Vive l’amour est plus proche d’Antonioni que de Godard.
Vive l’amour arrive à point nommé, deux semaines après le Chungking express de Wong Kar-wai, pour enfoncer le clou d’une activité asiatique frénétique. A priori, nombreuses sont les lignes de convergence qui invitent au rapprochement des deux cinéastes. Ils sont immigrés ; ils vivent et travaillent dans les deux métropoles de la Chine non-communiste (Wong à Hong-Kong, Tsai à Taipei) ; ils ont le goût et le don des titres électriques qui font fuser l’imaginaire entre Rebels of the Neon god et Days of being wild, on a le fantasme hésitant ; ils sont jeunes, insolents et vaporisent ce petit coup d’air frais qui nous enjoint à tourner le regard vers l’Est car à force de scruter l’horizon Hollywood, on commençait à souffrir d’un léger torticolis. Pour boucler ce tiroir où l’on aimerait regrouper Tsai et Wong, signalons que Vive l’amour et Chungking express démarrent sur les mêmes prémisses : le portrait d’une ville à travers les rencontres entre filles et garçons.
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Sauf que le cinéma c’est, aussi, une façon de diriger les acteurs, une notion de la vitesse et de la durée, un choix en matière de cadrages et d’emplacement de caméra, une alchimie particulière sur le tournage tout ce qui fait qu’en partant d’un même point de départ, Wong Kar-wai arrive en A et Tsai Ming-liang en Z. Là où Chungking express est bavard, spontané, speedé et grouillant, Vive l’amour est muet, réfléchi, étiré et émincé. On ne peut imaginer films plus différents : l’un dédale de plans furtifs, famille Godard-Fuller-Carax ; l’autre enfilade ligne claire de plans-séquences, famille Antonioni-Haneke et branche surprise Buster Keaton. Là où la mélancolie de Wong laisse filtrer des rais de lumière qui donnent à espérer, le constat de Tsai sur l’aliénation de la jeunesse de Taipei est glaçant.
Une fille et deux garçons squattent sans se connaître deux appartements de luxe, voisins et vides. Ils finissent par se croiser et additionnent leurs solitudes. La fille couche avec l’un des deux gars : sexe sportif, mais sexe triste. L’autre jeune homme n’en finit plus de refouler son homosexualité, réduit à se masturber en cachette pendant qu’il épie les deux autres en plein tringlage. Théorème de Ming-liang : 1 + 1 + 1 = 3 solitudes non fissibles. Fusion impossible.
Voir Taipei et crever d’ennui. La jeune femme turbine dans l’immobilier, secteur en plein boum, mais elle a du mal à vendre ses appartements loyers trop chers pour la majorité de la population. Et c’est ainsi que des condos yuppies restent vides dans une cité surpeuplée. Ubu est taiwanais. L’homosexuel refoulé suicidaire bosse dans un colombarium : Taipei est tellement saturée qu’elle n’a même plus de place pour ses morts, ce qui fait la fortune des marchands d’urnes funéraires.
Vus sous cet angle, on comprend que les débouchés d’avenir offerts par Taipei fassent un peu flipper la jeunesse locale. Tsai Ming-liang dissèque ce désarroi ordinaire par des cadrages dessinés au laser, saisit obstinément la répétition des gestes quotidiens en plans-séquences millimétrés, avec une curieuse prédilection pour tout ce qui se passe dans les salles de bains (symboles de la propreté clinique des mentalités taiwanaises ?). Les appartements-témoins vides, espaces aseptisés, deviennent alors la métaphore parfaite de la société taiwanaise, prison de luxe où l’alliance du pragmatisme économique et de l’exiguïté du territoire asphyxie toute part d’humanité chez ses habitants, où la communication ne circule plus que par machines interposées les rares dialogues sont des conversations téléphoniques. Tsai Ming-liang a beau glisser quelques scènes burlesques échappées de La Soupe aux canards, le rire est très vite court-circuité par la condition robotique des personnages. A la fin, quand la jeune fille ne peut plus s’empêcher de sangloter, telle Jeanne Moreau au bout de La Nuit, on croit saisir que ce titre, Vive l’amour, est peut-être légèrement désespéré.
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