On a rencontré Adam Granduciel, leader bougon du groupe de Philadelphie, pour évoquer la sortie de “I Don’t Live Here Anymore”, un sixième album marqué au fer rouge par la nostalgie et l’Americana, mais qui s’autorise quelques écarts pop grisants.
“En ouverture, Living Proof laisse croire que I Don’t Live Here Anymore change de braquet : dominante acoustique, atmosphères apaisées et sonorités naturalistes donnent le ton de ce morceau, une des plus belles réussites du groupe de Philadelphie”, s’enthousiasme notre collaborateur Rémi Boiteux dans la critique qu’il consacre au sixième album de The War on Drugs qui sort ce vendredi. Introduit par une guitare folk à la Dylan 65’, le premier single est une synthèse des questions existentielles qui traversent la discographie d’un groupe marqué au fer rouge par le vaste territoire américain et le Nebraska (1982) de Springsteen.
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Mais Adam Granduciel n’est pas Kelly Reichardt, et I Don’t Live Here Anymore ne sera pas son First Cow : “Dès Harmonia’s Dream, les arrangements en millefeuille et les claviers synthétiques qui avaient gagné du terrain sur l’album précédent remettent The War on Drugs sur sa route aux accents héroïques”, poursuit le journaliste, peut-être déçu de ne pas trouver là une œuvre plus dépouillée (lire sa chronique ici). Presque terminé avant la pandémie, le dernier album des kids de Philly aura eu le temps d’être peaufiné pendant la période du confinement, donnant ainsi l’occasion à Granduciel de tripatouiller ses claviers pour jouer avec les rythmes et les textures (Victim), donnant parfois à entendre quelques excès pop dans la lignée de Talk Talk ou Phil Collins (I Don’t Wanna Wait). Sans jamais trop s’éloigner des rivages qui ont fait de The War on Drugs l’un des groupes les plus iconoclastes de son temps, avec sa musique de road trip contemplative. Rencontre.
Comment appréhendes-tu la sortie de ce nouvel album ?
Adam Granduciel : Je suis excité, en réalité. Je dois t’avouer que je n’ai jamais été excité par grand-chose dans ma vie, mais ce disque, j’ai hâte qu’il sorte. Tout ce que je ressens habituellement la veille de la sortie d’un disque, c’est de la nervosité. Mais celui-ci, je ne sais pas, j’en suis fier. Et je suis excité à l’idée de faire entendre au monde quelque chose dont je suis fier. Particulièrement après ce que nous avons tous vécu ces deux dernières années. On a bossé sur ce disque autant qu’on a pu, en le rendant aussi spécial pour nous que l’on a pu. Maintenant, il est temps de le faire entendre aux gens. Avec un peu de chance, ils s’enticheront de certaines des chansons qu’il contient.
The War on Drugs est dans le circuit depuis près de quinze ans et c’est la première fois que tu ressens ce genre d’excitation ?
Oui, disons qu’habituellement, je me sens effrayé, un sentiment dans ce genre-là. C’est différent aujourd’hui, peut-être à cause de tout ce qu’il s’est passé récemment. Offrir au monde quelque chose qui donnerait un peu de joie aux gens, même si cela ne dure que 50 minutes, cela me parle.
Quand tu parles de “tout ce qu’il s’est passé”, tu parles de la pandémie ?
Oui, essentiellement.
L’album a été enregistré avant cette période et le groupe venait par ailleurs de remporter en 2018 le Grammy du meilleur album rock pour A Deeper Understanding (2017). Cette récompense a-t-elle donné une certaine confiance à The War on Drugs ?
Pour être honnête, je n’y ai jamais vraiment pensé. On a gagné, c’était bien, mais au moment de rentrer en studio on n’a pas réfléchi à cela. Je ne fais pas d’album pour l’industrie de la musique, tu vois ce que je veux dire ? On a eu cette belle récompense et puis on est juste entré en studio trois mois après pour refaire un album. Mais on a travaillé sur ce disque aussi pendant la période du Covid-19. On l’a même terminé il y a quelques mois seulement.
Qu’est-ce qui te rend plus confiant aujourd’hui dans ce cas ?
Le simple fait d’être allé au bout de ce processus de mise en boîte du disque. Cette fois, j’ai écrit et enregistré plus que je ne l’avais jamais fait auparavant. Avant, on sortait un disque, on partait en tournée, on rentrait à la maison et on retournait immédiatement en studio pour bosser sur des nouveaux trucs avec le groupe. Amasser un matériau conséquent est la seule façon que je connais de rentrer dans un processus d’enregistrement avec la confiance nécessaire. On fonce, on amasse, on s’éclate.
Quand tu écris un morceau comme Living Proof, très puissant et très personnel, tu sais où tu veux aller, ou c’est le résultat de plusieurs heures à bosser en studio avec le reste du groupe ?
Certains textes surgissent sur le moment. Mais je ne décide pas à l’avance d’écrire sur un thème en particulier. Musicalement, je savais qu’on évoluerait dans les mêmes sphères que précédemment : j’aime expérimenter des choses au clavier, construire des morceaux, travailler les textures. Ce disque, dans mon esprit, n’allait pas être si différent que ceux d’avant. Mais il était important de produire un maximum de musique pour être sûr d’aller au bout de quelque chose, de faire mieux.
En parlant de texture, des titres comme Victim semblent avoir bénéficié d’une attention particulière. Ce temps supplémentaire que The War On Drugs a eu pour peaufiné ce disque t’a-t-il permis d’être plus méticuleux et d’expérimenter davantage ?
Pour ce morceau en particulier, on s’est inspiré du travail sur les drums de Nigel Godrich avec Radiohead. Quand on a rajouté ces effets sur la chanson, elle a soudainement eu l’allure d’un train filant à toute vitesse. Je suis un rat de studio, la partie fun de l’enregistrement d’un disque consiste aussi à rajouter des trucs, retirer d’autres choses qui encombrent la chanson et trouver la bonne texture qui changera la perception que l’on peut avoir du disque par la suite.
C’est un peu la spécificité du groupe, jouer une musique de road trip, tout en ayant une force d’évocation très forte, très imagée, presque contemplative.
Oui, il y a quelque chose qui t’entraîne dans un truc très cinématique. J’ai besoin de voir des couleurs pour me projeter. Un morceau comme Victim est quelque part entre le violet et le noir, embué, de la fumée s’en dégagerait presque. Ce sont ces couleurs qui te disent dans quelle direction aller. On ne fait pas un morceau pour provoquer un état d’esprit particulier, en revanche on s’efforce de figer un moment basé sur un état d’esprit que nous inspire à nous le morceau.
J’ai un jour croisé Charlie Hall, batteur du groupe, à Québec, chez un disquaire. Il me disait que l’album solo de Mark Hollis était le plus grand album de tous les temps. Pour plusieurs raisons, je m’attendais à ce que The War On Drugs prenne la même direction que Talk Talk, vers une musique plus éthérée, avec beaucoup d’espace.
Il y a une référence à Talk Talk sur ce disque, sauras-tu la trouver ?
Je dirais, sur le titre I Don’t Wanna Wait ?
Exactement, le passage qui ressemble à une sorte d’harmonica. Ça serait super cool de faire un disque avec plus “d’espace”, mais je vais te dire, je pense que ce n’est pas donné à tout le monde de pouvoir un jour faire un album à la Talk Talk, même si j’adore leurs disques. Je dirais que The Color of Spring (1986) est sans doute mon préféré. Ces albums ont été faits dans une pièce, en deux ans, par des mecs qui ont passé leur temps en studio. Nous, on n’a jamais été capable de faire ce genre de chose. J’aimerais faire ça un jour, trouver une vieille église quelque part et y rester six mois d’affilée, mais je ne suis pas convaincu qu’on ferait un meilleur disque. Ce n’est tout simplement pas notre façon de bosser. Talk Talk est un bon exemple de comment tu peux te réinventer, être de plus en plus “étrange” et dépouillé, disons. Ils ont eu des hits et puis ont pris la direction inverse.
Il y aussi une référence à Bob Dylan sur ce disque, en particulier à l’album Highway 61 Revisited (1965) : tu dis danser sur Desolation Row sur le morceau I Don’t Live Here Anymore…
Il n’y a pas de connexion particulière à cette chanson, j’avais juste cette phrase sur Bob Dylan en tête et je l’ai utilisée. J’ai décidé de ne pas la changer, parce qu’elle me semblait être une phrase que je qualifierais d’honnête. J’ai pensé à toutes ces fois où je l’ai vu sur scène en compagnie de gens qui comptent pour moi. Ce sont des moments importants, comme la B.O. de certains moments de ma vie.
Les albums de The War On Drugs sont souvent peuplés de lieux, de souvenirs et de l’idée, très americana, de revenir là où on a grandi, sans jamais vraiment trouver d’endroit où aller. Cela semble plus vrai que jamais sur ce disque, qui pose aussi des questions existentielles.
Il y est question de mémoire et l’idée du mouvement est bien là. Mais, je ne sais pas, peut-être que l’année dernière il n’y avait tout simplement pas d’endroit où aller, comme tu dis. Où veux-tu aller ? À la cave ? Au grenier ? À part aller et venir dans le jardin, où pouvait-on aller ?
La prochaine tournée aura-t-elle une saveur particulière, justement ?
Jouer sur scène, c’est l’étape d’après. C’est prendre toutes les intentions du disque et les rendre réelles, en quelque sorte. C’est nécessaire pour évoluer en tant que groupe, tu n’apprends rien sinon. J’adore partir en tournée. Je suis content d’avoir eu plus de temps pour bosser sur ce disque, mais personne ne voudrait en rester là.
Tu pensais à la façon dont ce disque sonnerait sur scène quand tu peaufinais les textures de ce disque ?
Cela m’arrivait, oui. Je me disais souvent : “Ce truc va être cool en live.” Mais ce n’est pas non plus un truc qui nous freine.
Cet album et les images qu’il évoque disent quelque chose de ce que c’est qu’être un Américain aujourd’hui, selon toi ?
Sans doute. Je pense qu’il y a suffisamment d’informations dans ce disque pour que tu saches d’emblée que The War on Drugs est un groupe américain. On a voyagé dans le monde entier, mais l’Amérique est cet endroit que l’on appelle “home”. C’est difficile de répondre, j’imagine que je fais partie de ce paysage, tu vois ? Tout ce qu’il se passe ici nous affecte nécessairement.
Album : I Don’t Live Here Anymore (Atlantic/WEA)
En concert le 9 avril 2022, à l’Olympia (Paris).
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