Sylvain Creuzevault met en scène l’ultime roman de Dostoïevski avec intelligence et subtilité. Mais il manque un soupçon de magie pour parfaire son ambitieux spectacle.
Nous voilà rassurés. Sylvain Creuzevault est sorti du piège dostoïevskien avec une adaptation réussie des Frères Karamazov, à l’issue d’un cycle théâtral monstrueux entrepris il y a maintenant trois ans sur l’œuvre du romancier avec Les Démons, L’Adolescent, Crime et Châtiment et les Carnets du sous-sol. Il y avait de quoi devenir fou, et y rester à jamais.
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Dostoïevski n’écrit pas pour les planches. Dans ses livres fleuves (1 300 pages en l’occurrence), l’intrigue romanesque s’entremêle à des considérations politiques, sociétales et métaphysiques fiévreuses ; autant de moments de bravoure intellectuelle, difficilement adaptables et jouables. Malgré tout, l’ultime texte du maître russe a l’ossature d’un polar, et c’est comme un polar que Sylvain Creuzevault a choisi de le monter ; qui, parmi ses trois fils, a tué Fiodor Karamazov ? Le rival de son père, Dimitri, l’aîné ? L’intellectuel tourmenté, Ivan, le cadet ? Le naïf et pieux Aliocha, le benjamin ? À moins que ce ne soit l’une des machinations du fils illégitime Smerdiakov.
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Des personnages sublimés
Au fil de son cycle, Sylvain Creuzevault est passé maître de l’adaptation. En dépit des coupes, des ellipses et de l’absence de descriptions, l’esprit du texte est conservé – et reste traversé par les questions originelles : comment établir une morale sans Dieu ? peut-on légitimer un meurtre ? comment composer avec l’ambivalence des sentiments ? L’humour potache est joyeusement assumé ; un délice pour le plateau, évidemment, vu la qualité de jeu de cette belle troupe qui sublime ces personnages aux caractéristiques oxymoriques : le charme répugnant de Fiodor, l’intégrité agaçante d’Aliocha, l’intelligence inquiétante d’Ivan, la perversité touchante de Smerdiakov et la culpabilité désarmante de Dimitri. Sylvain Creuzevault fait virevolter ces âmes écartelées, suscite l’empathie et crée de beaux portraits. On se souviendra, longtemps, du sourire béat d’Aliocha – Arthur Igual, s’il ne fallait citer qu’un seul comédien, est au sommet de son art.
Ce travail minutieux sur chacun des personnages est moins convaincant pour les scènes de groupe qui manquent parfois de tension, de fièvre et de rythme. À moins que ce ne soit la scénographie, trop clinique (la couleur blanche domine), qui refroidisse l’atmosphère au plateau et stérilise l’imagination du spectateur. Sylvain Creuzevault est un lecteur rigoureux, un adaptateur inspiré, un directeur d’acteur merveilleux, mais il n’arrive pas, encore, à créer les images ou même les évocations qui apporteraient le contrepoint nécessaire à son théâtre hyper discursif. Mais peut-être sommes-nous trop exigeants…
Les Frères Karamazov, d’après Fédor Dostoïevski, mis en scène par Sylvain Creuzevault, avec Nicolas Bouchaud, Sylvain Creuzelvaut, Servane Ducorps, Vladislav Galard, Arthur Igual… Jusqu’au 13 novembre à l’Odéon Théâtre de l’Europe (Paris 6), puis en tournée le 23 et 24 novembre à L’Empreinte, scène nationale Brive-Tulle, du 12 au 14 janvier au Théâtre des 13 vents, CDN de Montpellier, le 17 et 18 février au Points communs, scène nationale de Cergy-Pontoise.
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