Depuis Les Ailes du désir, Win Wenders s’était perdu dans un cinéma de plus en plus enflé et prétentieux. Aujourd’hui, il signe Lisbonne Story film pauvre , libre, sensuel et même drôle, qui souffre hélas d’une dernière partie lourdement didactique. A l’occasion de ce salutaire retour à la case départ, le cinéaste retrouve malgré tout […]
Depuis Les Ailes du désir, Win Wenders s’était perdu dans un cinéma de plus en plus enflé et prétentieux. Aujourd’hui, il signe Lisbonne Story film pauvre , libre, sensuel et même drôle, qui souffre hélas d’une dernière partie lourdement didactique. A l’occasion de ce salutaire retour à la case départ, le cinéaste retrouve malgré tout une certaine grâce.
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Depuis quelque temps, on avait perdu Wim Wenders, tout au moins le cinéaste qu’on aimait bien le compagnon de rock, l’inventeur du roadmovie existentiel et dépouillé, le relecteur des mythologies cinématographiques américaines vues à distance, le passeur en images de Peter Handke, l’improbable héritier germanique d’Antonioni, le réalisateur d’Au fil du temps ou d’Alice dans les villes. Dernière trace de cet ami allemand, Les Ailes du désir, 1987. Putain ! huit ans! Ce Wenders d’antan avait littéralement donné corps à l’une des plus fréquentes métaphores du 7e art: le cinéma conçu comme un voyage. Le réalisateur berlinois avait en effet construit une oeuvre en se contentant quasiment d’embarquer sa caméra à bord d’une voiture, inventant ses fictions au hasard des rencontres et des étapes. Il avait sillonné ainsi les autobahn allemandes (Alice dans les villes), les routes d’Europe (L’Ami américain, L’Etat des choses), puis les interstates américaines (L’Etat des choses encore, Paris Texas, Hammett) à la recherche de ses origines cinéphiliques, roulant sur ces terres de cinéma découvertes pendant ses jeunes années parisiennes à la Cinémathèque de Chaillot. Après ce long détour par le pays pète, ce fut le retour au vaterland, l’Allemagne, par les airs (Les Ailes du désir).
C’est ensuite que la voiture-cinéma de Wenders a commencé à patiner à-coups d’un moteur noyé dans un carburant trop riche, maniabilité aléatoire d’une carrosserie trop lourde, boussole anéantie. Embardées et sorties de route dont les raisons sont peut-être à chercher dans une cartographie chamboulée du monde chute du mur de Berlin, prolifération des nouveaux médias, matérialisation de plus en plus nette du fameux Village global, recul du cinéma comme espace de création artistique et vecteur de connaissances. A bien y réfléchir, tout cela faisait beaucoup pour un homme à la fois allemand, enfant des sixties et cinéaste. C’est tout un monde, une batterie de repères qui s’écroulaient en l’espace de quelques mois. Pas facile de circuler des autoroutes de bitume bien concrètes aux invisibles autoroutes de l’information cet échangeur-là n’existe pas. D’où Jusqu’au bout du monde et Si loin si proche ambitieux mais enflés, énormes plantes malades et proliférantes, puddings indigestes porteurs d’une mélancolie stérile débouchant sur une sorte de messianisme du malheur. « Tremblez, braves spectateurs! La fin du cinéma est proche, le danger du multimédia est à nos portes. Achtung baby ! » Ce n’était pas tant le diagnostic qui gênait que la manière poussive et grandiloquente de l’assener sur la nuque du public. Ce cinéma de Wenders ressemblait un peu aux shows de U2, l’un de ses nouveaux groupes fétiches des superproductions culturellement clinquantes, pauvres cache-misère d’une inspiration en déroute. Visiblement paumé dans ce nouveau monde indéchiffrable, le cinéaste perdait le contact avec son cinéma, donc avec lui-même. Wenders étant tout sauf un idiot, il a sans doute pris conscience de l’impasse artistique vers laquelle l’avaient mené ses dernières oeuvres inflationnistes, d’où le tout nouveau Lisbonne story, un salutaire virage. A tous les points de vue (sujet, méthode, type de production, économie, lieu de tournage), ce film est pour Wenders un repli en territoire familier, une sorte de retour à la case départ. Un mouvement comparable au Bringing all back home de Dylan ou au Let’s go home Debbie de John Wayne à la fin de La Prisonnière du désert: on ne le prendra pas comme une frileuse retraite vers un quant-à-soi rassurant et confortable, mais comme une étape, un rassemblement des forces vives avant de nouvelles aventures. Quand on s’est égaré loin de ses bases, il est parfois recommandable de revenir par ses origines, de se reconstruire en repassant par chez soi. Ce retour aux origines se traduit ici par une fausse suite de L’Etat des choses où l’on retrouve des acteurs et personnages familiers de la galaxie wendersienne. Rüdiger Vogler (transfuge de Jusqu’au bout du monde) est appelé par son ami cinéaste Patrick Bauchau (venu, lui, de L’Etat des choses) pour faire le son du film qu’il est en train de tourner au Portugal. On embarque donc à bord de la voiture de Vogler pour un voyage Hambourg-Lisbonne, ou plutôt pour un film à multiples entrées ? un objet fauché, simplissime et dépouillé qui pourtant porte en lui tous les genres du cinéma: burlesque, road-movie, enquête, romance, documentaire, fable symbolique… Après de multiples tracas mécaniques aussi comiques que métaphoriques, Vogler finit par arriver tant bien que mal à Lisbonne et débarque dans l’appart de son copain Bauchau. Là, il découvre ? en même temps que nous ? plusieurs choses : son ami cinéaste a disparu; il a laissé des rushes magnifiques tournés à l’ancienne avec une vieille caméra à trépied, la même que celle de Buster Keaton dans Le Cameraman; les gosses du quartier sont adorables, mais ont l’irritante manie de le filmer sans arrêt au caméscope ? Vogler/Wenders les qualifie de vidiots’ (une nouvelle injure à inscrire dans le parler média) ; ses voisins de ruelle sont le groupe Madredeus dont la chanteuse possède une voix et un minois qui ne laissent pas insensibles; Lisbonne oblige, on rencontre également Manuel de Oliveira qui nous confie ce qu’il attend encore du cinéma puis, dans un même élan, se livre à une délicieuse imitation de Charlie Chaplin… Toutes ces péripéties qui nourrissent le film peuvent être prises pour leur valeur métaphorique, mais aussi tout bonnement pour ce qu’elles sont. Elles constituent ce petit miracle que Wenders n’avait pas su provoquer depuis longtemps : livrer sa pensée sur le cinéma sa tuer la grâce du film, parler au spectateur sans l’assommer sous trois tonnes de didactisme. Car Lisbonne story rassemble les morceaux de ce puzzle épars qu faisait la qualité des vieux Wenders: une simplicité de moyens, une économie minimale donnant le sentiment d’un cinéma-routard dégagé des lourdeurs d’une production habituelle, une sensation de spontanéité épousant le pouls même du tournage et ne laissant jamais deviner le plan ou la séquence suivante, l’idée d’un cinéma improvisé au gré des circonstances, qui avance au fil du temps et semble se nourrir t ce qu’il trouve sur son passage ? ici, les couleurs, les lumières, les odeurs et les sons de Lisbonne, l’enchevêtrement escarpé de venelles pavées, de tuiles rondes de vieilles pierres jaunes. Le cinéma ramené à l’évidence de sa fonction originelle: une captation attentive de l’instant présent, un art de regard ce qui nous entoure.
Cette évidence retrouvée est particulièrement prégnante dans la partie plus intéressante de Lisbonne story, celle où Rüdiger Vogler, au travail, enregistre les sons ambiants au hasard de ses balades dans la ville. Là, dans ces pérégrinations, déambulations, où Vogler devient un réalisateur sans caméra en train de tourner un film aveugle, Lisbonne story semble pleinement libre et ouvert, la capitale lusitanienne devenant un territoire d’aventures généreux de mystères à dévoiler, de saveurs à découvrir. Dans ces conditions, on ne peut que déplorer les vingt minutes finales de Lisbonne story où Vogler retrouve le cinéaste Patrick Bauchau, tandis que Wenders retombe dans ses travers coutumiers et brise le charme. Discours assené frontalement, lieux lourdement symboliques redondances entre la parole et l’image ? filmer un dialogue sur la fin d’une époque dans un vieux cinéma à l’abandon. Franchement… Wenders n’est donc pas totalement guéri de sa mélancolie et de ses maladresses, mais présente les signes d’une convalescence en bonne voie. Après la période pompière que Wenders vient de traverser, ce Lisbonne story fait l’effet d’un bouillon de légumes réparateur après i marathon choucroute et cochonnailles. Une bonne petite étape avait le prochain morceau de choix: ce fameux film coréalisé avec Antonioni, une rencontre au sommet père-fils qui laisse à la fois toi craindre et tout espérer.
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