Apprenti alchimiste, Clint Eastwood sort indemne, et même grandi , d’un bien étrange pari : l’adaptation du sirupeux best-seller de Rober James Waller, Sur la route de Madison. Quand on a appris que Clint Eastwood allait adapter le roman de Robert James Waller The Bridges of Madison County, on s’est préparé au pire. Enorme succès […]
Apprenti alchimiste, Clint Eastwood sort indemne, et même grandi , d’un bien étrange pari : l’adaptation du sirupeux best-seller de Rober James Waller, Sur la route de Madison.
{"type":"Pave-Haut2-Desktop"}
Quand on a appris que Clint Eastwood allait adapter le roman de Robert James Waller The Bridges of Madison County, on s’est préparé au pire. Enorme succès de librairie aux Etats-Unis, cette guimauve sentimentale raconte les amours contrariées d’un reporter du National Geographic venu photographier des vieux ponts avec une fermière du fin fond de l’lowa. Autant dire n’importe quoi. Qu’allait faire notre cavalier blême dans cette galère ? Peut-être se refaire une santé commerciale après l’échec américain d’Un Monde parfait ? Soucieux de préserver son indépendance artistique, Eastwood a toujours su rebondir après un bide en livrant au public le film que celui-ci attendait. C’est ainsi que Firefox- L’Arme absolue a succédé à Bronco Billy et Le Retour de l’inspecteur Harry à Honkytonk man. Nos craintes se sont transformées en sueurs froides en découvrant que notre héros s’était allié avec Kathleen Kennedy, la productrice attitrée de Spielberg. Dirty Harry à Jurassic Park ? Autant imaginer les Straub tournant la suite d’Un Indien dans la ville. Et, cerise sur le gâteau, l’insupportable Meryl Streep était aussi dans ce mauvais coup pour incarner la belle Italienne de Bari, salement déracinée dans ce bled paumé. Décidément, tout ça sentait le gros mélo bien sirupeux… Bien sûr, c’était compter sans le génie de Clint, l’alchimiste qui transforme le plomb en or. « Homme de peu de foi, pourquoi as-tu douté ? « …
Pour se dépêtrer de cette histoire impossible, Eastwood gomme tout effet. Sur la route de Madison est d’abord un film économe. Considérant à juste titre que l’histoire charrie suffisamment de pathos, il met en scène contre le scénario, vers une absolue sobriété. Par exemple, pendant la première partie du film, là où un cinéaste moins intelligent aurait sorti les violons, Eastwood choisit de se passer de musique. Il évite tout lyrisme, tout mouvement de caméra superflu, tous les clichés du mélodrame pour se concentrer sur son sujet : le passage puis l’arrêt brutal du temps. Le temps, compté au couple qui ne dispose que de quatre jours, a patiné les ponts de bois du titre original. Il faudra que les amants inscrivent leur amour dans ces symboles d’immuabilité pour compenser la brièveté de leur liaison. Simples lieux de passage, les ponts de Madison County deviennent l’endroit de la rencontre et les dépositaires éternels du désespoir de la séparation. Leur rupture consommée, les deux personnages arrêtent le cours de leurs vies pour s’enraciner dans ce décor unique. Le photographe y consacrera son unique recueil et la fermière exigera que ses cendres y soient dispersées. En allongeant chaque scène au maximum, jusqu’à son point de rupture, Eastwood arrive à rendre tactile le passage inéluctable des heures et la dilatation du temps par la force du souvenir.
Ces jours intenses de la passion, après lesquels il n’y a plus qu’à attendre la mort, Eastwood les situe en 1963 – comme l’action d’Un Monde parfait. C’est l’année de l’assassinat de Kennedy et de l’intensification de l’engagement américain au Vietnam. Mais il ne s’agit pas ici de nous resservir les bobards ineptes sur la prétendue innocence perdue de l’Amérique. Le début des années 60 est pour Eastwood le moment où le cinéma américain perd le contact direct avec son public pour se soumettre au diktat de la télévision. Le projet qui sous-tend Sur les routes de Madison est de confronter un genre hollywoodien vieillot – le mélodrame rural – servi par une mise en scène classique à des spectateurs d’aujourd’hui. Dans une habile mise en abyme, Eastwood enregistre la réaction des enfants de Francesca (Meryl Streep, pour une fois remarquable) quand ils découvrent l’amour secret de leur mère. Mis dans la position du spectateur, seront-ils capables de croire encore à l’histoire qu’on leur raconte ? Vont-ils ricaner devant cette romance l’eau de rosé ou la refuser en bloc, prisonniers du néo-puritanisme des années Reagan ? Ce que le film veut tester, c’est l’efficacité de cette bonne vieille catharsis. Le cinéma est-il encore assez fort pour se faire entendre dans le brouhaha médiatique et nous donner la force de bouleverser nos vies ? En s’attaquant au mélo, après le western (Impitoyable) et le film criminel (Un Monde parfait), Eastwood interroge le cinéma qui l’a produit en le soumettant aux réactions d’un public nouveau.
Pour arriver à ses fins, il dispose d’un atout majeur : la constance de son personnage de cinéma. Au bout de trente ans de carrière, il est devenu l’incarnation de la solitude. Qu’il joue l’homme sans nom des westerns de Leone, Dirty Harry ou le bluesman de Honkytonk man, il est toujours en marge de la société. Soit à son extrême droite comme on l’a longtemps et bêtement cru, soit dans un no man’s land impalpable, un territoire intime fait d’isolement et de modestie dont il sort parfois pour revisiter les différents genres cinématographiques. Si, d’un film à l’autre, l’appareil photographique remplace le colt ou la guitare, le héros qu’il a créé ne change jamais. Venu de nulle part, nimbé d’un halo de mystère, il ne peut que repartir vers les nuées. Dans Impitoyable, il finissait par se fondre dans le paysage. Sur la route de Madison renforce encore l’immatérialité de son personnage. Dans ses films précédents, il apparaissait quand un désir suffisant lui permettait d’exister et de surgir du passé. Dans Pale rider, il répondait à l’appel d’une toute jeune fille qui avait besoin de son aide. Certes, la remise en ordre accomplie, sa figure fantomatique s’évaporait mais les traces de son passage étaient encore tangibles. Ici, il bouleverse une vie mais rien de visible ne subsiste de sa venue. Il n’y aura aucune empreinte, personne ne l’aura vu, la vie continuera de suivre son cours et pourtant plus rien ne sera jamais pareil. En utilisant son propre mythe et en le poussant vers une pure virtualité , Eastwood réinvestit un genre dévasté par les gros sabots des productions courantes. Sans avoir l’air d’y toucher, il remplit parfaitement sa fonction de passeur entre nous et la structure du mélodrame d’antan.
Le plus fort est que cette résurrection n’est teintée d’aucun passéisme . Eastwood n’est jamais tenté par le discours nostalgique sur le cinéma de papa et les valeurs d’autrefois. Au contraire, le film est une charge parfois violente contre la famille américaine comme base de tout un système de valeurs qui empêche les individus de se réaliser. S’il l’admet, il se garde bien de glorifier le sacrifice de Francesca qui, en choisissant sa famille, renonce à son amour. En 1973, Breezy racontait déjà une liaison improbable entre un William Holden vieillissant et une petite hippie, toute en jeans et écharpes-serpillières. Un peu comme si Joan Baez s’était amourachée de John Wayne. Mais, dans ce film, le couple avait la force de préserver son amour malgré leurs différences sociales et culturelles. Si leur relation était fragile, ils prenaient au moins le risque de la vivre. Dans Sur la route de Madison, Eastwood stigmatise la frilosité de Francesca qui refuse l’aventure et ainsi gâche irrémédiablement sa vie. Il règle aussi son compte à une certaine Amérique : celle des petits Blancs, bien honnêtes mais incapables de voir plus loin que le bout de leurs champs. Il leur préfère la chaleur des clubs de jazz où un couple illégitime peut aller sans crainte d’être reconnu puisqu’ils sont les seuls Blancs de la salle. Avec cette seule scène, Eastwood montre la ségrégation avec plus de force qu’ un long discours. Et dire que certains ont voulu le prendre pour un fasciste !
A cette prise de position idéologique dénuée d’ambiguïté s’ajoute un véritable manifeste artistique. Eastwood fait dire au photographe qu’il interprète qu’on peut être un artiste sans qu’on vous en donne le statut. Et il sait bien qu’en Amérique il ne sera jamais tout à fait pris au sérieux comme réalisateur. Il s’en accommode et a depuis longtemps décidé de s’en foutre. En clair, notre cinéaste ne demande à personne de le prendre pour Spinoza tout en définissant, à propos de Yeats, ses propres qualités : rigueur, économie, sensualité. Cette lucidité et cette modestie contribuent à faire de Sur la route de Madison une œuvre bouleversante.
{"type":"Banniere-Basse"}