Styliste qui absorbe et recrache tout le cinéma, de Melville à Leone, du mélo au western, de Chang Cheh à Peckinpah, John Woo est ce réalisateur qui a bluffé Scorsese ou Tarantino. The Killer, qui sort enfin en France, recompose la geste et les gestes du cinéma de genre. En ce printemps frileux et électoral, […]
Styliste qui absorbe et recrache tout le cinéma, de Melville à Leone, du mélo au western, de Chang Cheh à Peckinpah, John Woo est ce réalisateur qui a bluffé Scorsese ou Tarantino. The Killer, qui sort enfin en France, recompose la geste et les gestes du cinéma de genre.
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En ce printemps frileux et électoral, le cinéma continue de se lever à l’Est, en particulier du côté de Hong-Kong. Après la découverte tardive de l’excellent Wong Kar-wai, The Killer de John Woo vient enfin ensanglanter nos écrans. Réalisé en 1989, après les deux épisodes du Syndicat du crime et avant Une Balle dans la tête, le film était bloqué pour d’obscurs problèmes de droits. Sa sortie confirme l’existence d’un cinéaste majeur.
John Woo a d’abord été un pur produit des studios de Hong-Kong qui n’ont rien à envier, pour le meilleur et pour le pire, au Hollywood de la grande époque. Il fait ses premières armes à la Shaw Brothers où il était l’un des nombreux porteurs d’eau du grand Chang Cheh. Sous l’oeil paternel du génie absolu du film d’arts martiaux (Les Disciples de Shaolin, La Rage du tigre et plus d’une centaine d’autres), le jeune Woo apprend patiemment son métier. En 1970, Raymond Chow, le numéro deux de la compagnie, crée sa propre société et emmène avec lui une valise de jeunes talents prometteurs, dont John Woo. Pendant que la Golden Harvest devient richissime en « inventant » Bruce Lee, Woo passe à la mise en scène. En employé modèle, il va aligner pendant treize ans « des films ultracommerciaux qui n’avaient rien à voir avec ce que je voulais faire ». Quand en 1984, Les Cahiers du cinéma consacrent un remarquable numéro au cinéma de Hong-Kong, le nom de John Woo n’est même pas cité. Il n’est encore qu’un rouage secondaire de « l’usine à rêves » de la colonie britannique.
Tout change quand il rencontre Tsui Hark. Ce dernier est l’emblème (avec Ann Hui) de la nouvelle vague hong-kongaise et vient de fonder sa propre structure, la Film Workshop. Woo lui propose le scénario d’un film de gangsters qu’il traîne depuis des années et dont personne ne veut. Ce sera Le Syndicat du crime, un succès commercial énorme, le rêve enfin réalisé de « montrer à l’écran des personnages entre les gangsters existentialistes de Jean-Pierre Melville et les chevaliers classiques de la littérature chinoise ». John Woo a trouvé sa voie : il sera à la croisée du film de sabre traditionnel et du polar occidental.
Figure imposée : le héros est un juste et massacre une multitude d’ennemis, dans des combats chorégraphiés au millimètre. Programme libre : le héros vient d’un autre imaginaire cinématographique, c’est un ange déchu, parfaitement conscient de l’imminence de sa disparition. Cela donne The Killer, remake avoué du Samouraï qui était déjà le condensé maniériste de toute une lignée de films américains. Mais Chow Yun-Fat ne reprend pas le rôle d’Alain Delon dans le film de Melville : il rêve qu’il est Alain Delon il se prénomme d’ailleurs Jeff, comme le héros du Samouraï. C’est le héros de Woo par excellence, le spectateur naïf d’un cinéma de quartier qui a trop poussé l’identification à ses idoles et finit par calquer le moindre de ses gestes sur ses modèles. Cet homme sans peur, qui exerce avec une réussite certaine le vilain métier de tueur à gages, est en fait un doux rêveur, un pur contemplatif capable de rester des heures dans un fauteuil à se faire son cinéma. Il annonce Luke, le bel Eurasien d’Une Balle dans la tête, qui écoute Les Feuilles mortes en contemplant une photo de Catherine Deneuve et dont le costume de lin blanc résiste aux pires fusillades.
Sûr de son charme, Jeff fascine les personnages-clichés qui devraient le haïr et qui deviennent son meilleur public : la jolie chanteuse de bar, aveugle par sa faute, et le brave flic lancé à ses trousses. Chez Woo, le sexe n’existe pas. Ses chevaliers mélancoliques ne peuvent avoir d’appétits aussi vulgaires. Leur unique mais difficile ambition est de rester des héros. Aussi, Jeff ne peut proposer à la jeune fille pâmée d’admiration qu’une affection fraternelle, alors qu’il noue avec l’inspecteur une amitié adolescente basée sur un code d’honneur commun. Le flic et le tueur deviennent peu à peu les deux faces de la même pièce et adoptent, lors du massacre final, la posture de combat obligée : dos à dos, face à l’ennemi qui survient de toutes parts. Dans ces histoires d’hommes, où les femmes ne peuvent être que des saintes intouchables ou des victimes irrémédiablement souillées, le plus beau gage d’amitié est de donner une mort digne à son camarade de combat.
Les ficelles peuvent sembler grosses en tout cas, elles ne sont pas neuves. Depuis la mort de Sergio Leone et de David Lean, elles font de John Woo l’un des derniers représentants d’un cinéma populaire et sentimental, qui est souvent méprisé parce que peu convenable. Il fait partie de cette troisième génération de cinéastes cinéphiles, après celles de Truffaut et de Scorsese, dont Tarantino est devenu le porte-drapeau. Nourri de Nouvelle Vague française et des grands films américains des années 70, son imaginaire pourrait tourner à l’imagerie fétichiste. Mais Woo a ce projet insensé et proprement prométhéen d’utiliser tout le vocabulaire filmique pour une gigantesque entreprise de refonte du cinéma de genre. Woo est comme ses personnages, il veut encore y croire. D’ailleurs, parler de « personnage » est inexact. Comme Godard, Woo sait qu’il n’y a pas de personnage au cinéma. Il ne reste que des figures dramaturgiques qui doivent être le plus décharnées possible pour permettre une identification facile et immédiate. Ces archétypes, devenus transparents à force d’utilisation intensive, nécessitent l’emploi d’un comédien aussi lisse que Chow Yun-Fat. Véritable acteur-éponge, il est à même d’incarner simultanément tous les avatars successifs de la figure héroïque : il est le chevalier chinois de Chang Cheh, le samouraï de Kurosawa, l’homme à l’harmonica de Leone, le justicier masochiste à la Eastwood et même le tueur glacé de L’Homme qui en savait trop. Au-delà de ces références obligées, le destin de ce caméléon est de sortir du cadre trop étroit de l’écran pour contaminer la bande-dessinée, autre forme d’expression populaire. C’est la mue qu’a réussie Mark, au début du Syndicat du crime 2, et Jeff s’en approche dans la scène du portrait-robot de The Killer.
Pas de personnage, donc. En revanche, tout le cinéma, toute son Histoire et toutes ses histoires. D’abord, le feuilleton, celui de Feuillade et de Pearl White, qui a transmis à Woo son art du déguisement (la scène de l’aéroport de The Killer) et des rebondissements invraisemblables. Le mélo, bien sûr, avec sa cohorte d’orphelines aveugles, de femmes perdues et d’amitiés trahies. Sans oublier la comédie et les infinies variations du triangle amoureux : les scènes de ménage à trois de The Killer rappellent Lubitsch et Cukor et constituent un hommage explicite à Jules et Jim. Woo n’oublie rien, pas même le bon vieux western et ses méthodes viriles quand il s’agit d’extraire une balle.
Tout le cinéma et tous ses effets. Et en premier lieu, le ralenti. Cinéaste de la répétition, Woo rejoint les préoccupations du pré-cinéma et partage avec Etienne Jules Marey (physicien de la fin du xixème siècle, inventeur de la chronophotographie) l’obsession du mouvement humain, d’où l’usage du ralenti. Le héros de Woo n’agit pas, il se regarde agir. Quand il entre dans un bar où il allume une cigarette, il ne songe qu’à un public imaginaire et décompose soigneusement tous ses gestes. En le filmant au ralenti, Woo ne fait qu’entériner son essence de spectre dépourvu de toute autonomie de mouvement. En fait, c’est toute la pratique moderne du montage qu’il met à mal en revenant à des raccords d’avant Griffith. Il est le seul cinéaste contemporain qui montre le même geste (le tueur épaule son fusil) trois fois sur trois valeurs de plans différentes. Ce total manque de respect pour la grammaire cinématographique s’exprime plus ouvertement encore dans l’inventivité ahurissante de la bande-son. Là comme ailleurs, Woo ose tout et ne rate rien.
Comme tous les grands cinéastes, il n’a pas une idée par plan - ça c’est bon pour les petits maîtres - mais vingt ou trente. Chasse à l’homme, son premier film américain, était un simple véhicule pour Jean-Claude Van Damme qui s’accommodait mal d’une telle richesse. On nous annonce que monsieur Woo vient de finir Broken arrow avec John Travolta. Voilà qui promet : le cinéma américain a un besoin urgent d’un cinéaste de cette trempe.
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