À Paris durant la semaine de la Fiac, la galerie Fitzpatrick investit un nouvel espace et distille, au fil d’une trentaine d’artistes invité·es, représenté·es ou allié·es, un art transitoire d’habiter l’espace, le temps et le corps. Un manifeste modeste comme un dépassement de la modernité liquide rendue caduque par la crise.
Le monde de l’art contemporain s’est longtemps défini par ses biennales, triennales et autres foires. Ces événements découpent le temps tout autant qu’ils segmentent l’espace, présidant à la circulation organisée des flux de personnes et de capitaux, autant qu’à la hiérarchisation de l’attention au sein d’un espace conçu comme fluide – à condition d’avoir accès à la mobilité et à la connexion. D’une certaine manière, il y va d’une reproduction de la tradition occidentale du Grand Tour et des expositions internationales, plongeant ses racines dans une “exoticisation” du lointain et de l’autre.
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À partir de la crise financière de 2008, les premières voix critiques commencèrent à se faire entendre, attentives à déconstruire la fiction cosmopolite au profit d’un recentrage autour d’une approche critique du global. Il aura cependant fallu attendre que le trafic international soit matériellement arrêté au cours des précédents mois pour que la rumeur se transforme en clameurs. Le système, la structure ne tenaient plus. Tout était comme avant, mais plus rien d’autre ne l’était.
Alors que s’inaugure, à Paris, l’habituelle semaine de la Fiac (Foire internationale d’art contemporain), les questionnements sur l’après tiennent lieu de sujet. Alors, plutôt que de transiter, il s’agit d’être présent·e, quand bien même de manière temporaire ; plutôt que de l’individualisme des sujets de la modernité liquide, de la construction de communautés affectives quand bien même éphémères. À cela, l’inauguration d’une nouvelle galerie à Paris durant la semaine de reprise ou non des anciennes habitudes et habitus fournit un point d’entrée, tout autant qu’une possible piste d’analyse.
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Le 7 octobre, la galerie Fitzpatrick prenait ses marques dans un nouveau lieu rue de Turenne dans le Marais. Dirigée par Robbie Fitzpatrick depuis 2020, ancien cofondateur de la défunte galerie Freedman-Fitzpatrick, d’abord établie à Los Angeles en 2013 puis également à Paris de 2018 à 2019, celle-ci avait d’abord pris une forme itinérante, au fil d’événements ponctuels et de stands de foires.
Manifeste
Avec Still Time, l’exposition d’ouverture en dur, c’est quelque chose comme un manifeste modeste qui s’écrit en creux. Les deux étages rassemblant les pièces d’une trentaine d’artistes : certain·es ont déjà exposé à Paris entre les murs de l’ancienne galerie (Frances Stark ; Mathis Altmann ; Lucie Stahl), d’autres sont représentés par sa nouvelle itération (la liste comprend onze artistes, dont Chino Amobi, Jill Mulleady ou Amelie von Wulffen), tandis que d’autres encore apparaissent comme invité·es bienveillant·es.
Dans l’espace, ils épellent moins qu’une ligne esthétique en tant que telle, elle aussi rendue caduque par la mise en suspens des -ismes triomphants, qu’une certaine communauté transitoire ; moins une occupation verticale qu’une pluralisation des surfaces. Certains élisent comme surface d’inscription rideaux (Ser Serpas), frigos (Jacent), bureaux (Ian Markell) ou porte d’entrée (Puppies Puppies), d’autres prennent leurs aises à même le mur, à l’instar de Dena Yago, dont la fresque qui accueille le visiteur distille en tons pastel de cartoon le slogan suivant à fleur de t-shirt : “Champion Healing Itself Reject Progress” (“champion se guérissant iel-même rejette le progrès”).
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Plus largement, la domesticité est hantée, incertaine, elle se boursoufle et s’anime de prémisses animistes (le panda dépressif de bureau de Cédric Rivrain ; l’autel au capitalocène forain de Mathis Altmann) ; les membranes, plus largement, sont poreuses, liquides, rongées de l’intérieur par une force qui les dissout, nie en bloc les assignations du genre (Puppies Puppies, Ceci n’est pas un pénis. Ceci est un clitoris hypertrophié), les célébrations religieuses (la disco-déco de Noël de Marie Angeletti) et les frontières nationales (le “pavillon américain en progrès” de Frances Stark ; les souvenirs de luxe de Davide Stucchi).
La localité est à produire, ainsi que l’énonçait l’anthropologue Arjun Appadurai dans son livre Modernity at Large (1996), attentif aux dimensions culturelles de la globalisation, qui la définissait comme une “une qualité phénoménologique complexe, constituée d’une série de liens entre un sens de l’intimité sociale, des technologies interactives et une relativité des contextes”. Elle s’avance dans la temporalité de ce “temps en suspens” énoncé en titre, portée par l’usage des matériaux et les présages affectifs tout en retardant de manière asymptotique la reconduction des réponses surplombantes.
Still Time, jusqu’au 13 novembre à la Galerie Fitzpatrick, Paris
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