Shaji N. Karun est un réalisateur originaire du Kerala, région de l’Inde la plus fertile en “serious cinema” entendez cinéma d’auteur. Destinée, son second film, parle de la douleur sans rémission d’une famille après la mort accidentelle du père. La nostalgie se déploie en volutes qui ondoient au rythme de cette déchirante et somptueuse […]
Shaji N. Karun est un réalisateur originaire du Kerala, région de l’Inde la plus fertile en « serious cinema » entendez cinéma d’auteur. Destinée, son second film, parle de la douleur sans rémission d’une famille après la mort accidentelle du père. La nostalgie se déploie en volutes qui ondoient au rythme de cette déchirante et somptueuse plainte qui possède l’âpreté et le lyrisme d’un blues.
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« Quand d’un passé ancien rien ne subsiste, après la mort des êtres, après la destruction des choses, seules, plus frêles mais plus vivaces, plus immatérielles, plus persistantes, plus fidèles, l’odeur et la saveur restent encore longtemps, comme des âmes, à se rappeler, à attendre, à espérer, sur la ruine de tout le reste, à porter sans fléchir, sur leur gouttelette presque impalpable, l’édifice immense du souvenir. » Marcel Proust
Sur un lit d’hôpital, un blessé agonise avec un râle affreux, inhumain. Presque un coassement. C’est sur cette image insoutenable que débute ce film indien au titre trompeur. Car on associe souvent le mot « destinée » à l’adjectif « noble » ou « glorieuse ». Ici, rien que le malheur tenace, le fatum le plus implacable. Alors, une fable édifiante et tautologique sur la misère du tiers-monde ? Dans un sens oui, mais cette mélopée lancinante est surtout l’équivalent cinématographique du blues, un lamento indien sur le thème de la douleur. « Pour moi, la douleur, contrairement à la joie, dit le cinéaste, a de multiples tonalités. On ne peut pas être réellement triste sur commande. Il faut plus de temps pour devenir triste que pour se mettre à rire. La tristesse est quelque chose d’éminemment personnel. On ne peut pas réellement la partager. Dans le film, on trouve différents degrés de tristesse. »
Ce drame sans mélo est l’œuvre d’un ancien chef-opérateur, Shaji N. Karun, 42 ans, artiste sensible originaire du Kerala, la région la plus lettrée de l’Inde, où le film fut tourné, « à la frontière du Kerala et du Tamil-Madras, dit Karun. La frontière entre deux Etats ou deux pays est un no man’s land. On y assiste à un très étrange phénomène : là, personne ne semble vraiment conscient de soi-même, personne ne semble avoir d’identité… Quand on habite sur une frontière, on ne sait pas vraiment à quel côté on appartient. Les frontières ont été créées par l’homme pour des raisons politiques. Alors l’humanité est divisée, la vie est divisée et les gens en sont victimes. C’est une des raisons pour lesquelles j’ai tourné dans cette région… »
Comme dans son premier film, Piravi (1988), belle œuvre sur la vaine attente d’un père, le cinéaste magnifie chaque parcelle de la vie tragique de cette famille orpheline par un regard sensuel et pénétrant sur les êtres, les choses, leur interaction. « Mais ce n’est pas un film triste, c’est un film sur l’amour et la dévotion d’une femme pour celui qu’elle a perdu. Maintenant les gens n’ont plus ce type de dévotion, notamment à cause de l’argent. L’homme a inventé l’argent pour le bien-être de l’humanité, mais maintenant il est devenu son esclave… Dans le film, quand le père meurt, la famille connaît des problèmes financiers ; le propriétaire de leur maison veut les expulser et vendre pour payer la dot de sa fille ; ensuite, pour trouver un travail, le fils de la famille doit verser un bakchich. C’est l’engrenage de l’argent qui tue la famille. Le facteur humain diminue… »
Karun transcende tout constat misérabiliste en suivant le regard intérieur des membres de cette famille la mère, le fils et la fille sur leur passé illuminé par la gaieté sans tache du père disparu ; celui-là même que l’on voit agoniser au début du film. Car plus qu’une œuvre sur le destin ou la douleur, il s’agit véritablement d’un récit sous-tendu par la nostalgie. Pendant que chez les survivants, qui végètent dans un état crépusculaire et incertain, s’opère un lent travail de deuil, des bribes de leur passé se ravivent. Le cinéaste traduit cette alternance entre passé et présent par le symbolisme de la couleur opposée au noir et blanc. A ceci près qu’il prend le contre-pied des conventions en utilisant la couleur pour le passé et le noir et blanc pour le présent. Cela déroute un peu au début, avant de devenir tout à fait évident : si le présent est dramatique en soi père mort, faillite du restaurant familial, expropriation , il l’est aussi par opposition au passé enchanté. « Le vierge, le vivace et le bel hier », pourrait-on dire en paraphrasant Mallarmé.
« La moitié du monde est sombre, dit le réalisateur. Si on regarde toujours du côté de la lumière, la vie est incomplète. Elle a également un côté sombre qu’il faut regarder sans se voiler la face. Le film n’est pas lugubre, mais il révèle certaines vérités qu’on ne désire pas entendre. La principale responsabilité d’un artiste est de dire au public ce qui se passe. Au lieu de se cacher les yeux devant une chose pénible, on devrait lui faire face. Politiquement, il est important de comprendre la raison d’un phénomène néfaste. » Au-delà de l’apitoiement convenu qui traverse le film en Orient, l’ostentation de douleur devant la mort (cf. la tradition des pleureuses) fait partie des usages , on peut parler d’une œuvre véritablement proustienne, dans la mesure où Shaji N. Karun glisse d’une époque à l’autre par l’entremise des objets et des lieux. Ainsi, la vision de la cruche, devenue l’urne dans laquelle on recueille les restes du défunt selon un rituel millimétré, fait surgir le souvenir de l’être aimé qui allait puiser de l’eau dans le récipient. « J’ai imaginé qu’on voyait la scène du point de vue du pot. On peut imaginer qu’un objet vous raconte son histoire, et en même temps il raconte l’histoire de ceux qui l’ont utilisé. Les choses nous regardent… Un objet qui existe depuis cinq générations a plus de qualités spirituelles qu’un objet neuf. » De même, tel autre personnage se trouvant devant une simple étendue de terre piétinée dans le village se revoit exactement au même endroit avec le défunt Ramayar se hâtant en riant sous la pluie. « L’odeur de la pluie, quand elle transforme la terre en boue, a aussi cette faculté à évoquer le souvenir. Malheureusement, on ne peut pas faire grand-chose dans ce domaine au cinéma ! (rires)… Mais l’odorat est une faculté qui a tendance à s’émousser dans le monde moderne et qui disparaît un peu plus à chaque génération. » Comme chez Proust, l’objet, l’odeur, la situation la plus concrète et tactile du présent la madeleine dans le thé, le parfum des fleurs d’aubépine nous propulsent dans le passé, dont un long pan se déroule graduellement comme une volute de fumée… Peu de points communs, on le voit, avec un cinéma tiers-mondiste édifiant et terre à terre. La grâce discrète de Destinée réside dans cette élégante circulation du passé au présent. Dans cette harmonie de la simple vie quotidienne du Kerala image fugitive et poétique de la veuve Annapoorna qui s’abrite de la mousson avec un parapluie fait d’une seule feuille d’arbre géante. Dans la subtilité des personnages, qui ont tous leurs raisons, dont aucun n’est réellement bon ou mauvais. Même le chef de gare merveilleux de délicatesse dans la scène où il rend les lunettes de Ramayar à sa veuve, autre objet banal par lequel on transite du présent au passé , seul être réellement positif de l’histoire, bienfaiteur de la famille, est pourtant obligé de les abandonner à leur triste sort lorsqu’il est muté ailleurs.
Un esprit occidental pourra se désoler de l’uniformité tragique de cette Destinée, qui verra la désintégration de cette famille endeuillée. Ce serait méconnaître le fatalisme profond de l’âme extrême-orientale, qui considère la mort comme un simple passage, le prélude à une nouvelle incarnation, et les morts comme des entités bénéfiques. « Dans la religion hindoue, lorsqu’un homme meurt, son esprit reste sur les lieux comme une sorte de protecteur. Le devoir de sa veuve est de continuer à bien s’occuper de lui. Dans ces conditions, la bienveillance du défunt peut s’exercer. Cette croyance est très profonde en Inde. Ainsi, Annapoorna reste veuve, sinon elle ne pourrait être admise dans l’autre monde et rester unie à lui après la mort. »
Appelons donc ce film une élégie, du grec elegeïa, « chant de deuil ». Si nous appartenons à une société où il n’est pas acceptable de se lamenter avec un abandon aussi absolu que les acteurs de Destinée notamment la touchante Aswani, qui incarne la mère d’Annapoorna , nous ne savons pas non plus nous réjouir. L’anesthésie nous guette !
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