Une nouvelle quête pour le cinéaste thaïlandais, qui envoie Tilda Swinton explorer l’invisible sur la piste d’un son fantôme. Hypnotique.
Il y a une quinzaine d’années de cela, qui s’en souvient ? Francis Ford Coppola, pas le dernier des cinéastes à s’être enfoncé loin dans une jungle dangereuse, rêvait d’une forme nouvelle de films. Des œuvres uniques connectées directement à l’inconscient des spectateur·trices, réagissant à la vitesse de la lumière à la pulsation de la salle, son montage et son rythme se modifiant devant nous, pour nous et avec nous.
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Peut-être que Memoria est déjà ce film. Peut-être qu’Apichatpong Weerasethakul a enfin atteint, seul et sans le savoir, perdu sur sa carte, cherchant sa Thaïlande natale dans le paysage colombien, cet au-delà du cinéma auquel Coppola rêvait.
On peut se baigner deux fois, trois fois dans les eaux de Memoria, sans jamais ressentir la même chose, sans avoir vu le même film. Une fois, il apparaîtra lointain et murmuré, presque prudent. Une autre fois, encerclant et terrien. Une autre fois encore, végétal et aérien, psychédélique, barré de chez barré, prenant chaque scène comme le début d’un envol cosmique.
Hypnose ou tours de magie
On le sait, pour avoir été de cette fameuse séance de presse fort matinale à Cannes en juillet (où le film a remporté le prix du jury), lors de laquelle trois rangs de critiques de cinéma en état d’hallucination avancée ont vu la Vierge. Ce n’est pas nouveau, en même temps : ça fait vingt ans que chaque film d’Apichatpong Weerasethakul recèle de pouvoirs qui ne sont pas simplement des trucs de mise en scène, mais des tours de magie optiques et sonores.
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Plus que jamais, l’hypnose est clairement sa visée ; l’anthropologie expérimentale, sa passion ; l’invisible, son territoire ; et les rêves, son énigme. En cela, Memoria est moins un film qu’une séance. En deux mots, de quoi s’agit-il ? D’une quête. Celle d’une femme, Jessica Holland (oui, le même nom que le personnage de Vaudou de Jacques Tourneur, 1943) une Anglaise à Bogota (c’est Tilda Swinton, qui marche dans le film comme dans une couleur) qui entend en rêve un son et décide, à s’en rendre folle, de le retrouver.
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Ce son est comme un “Bang”, ou un “Bong”, il a la matité d’une “boule de béton qui tomberait dans un puit d’acier entouré d’eau salée”. Il l’amène d’abord à rencontrer Hernán 1, un garçon à figure d’ange, ingénieur du son, sorte d’oreille absolue.
Mais bientôt, l’existence de ce garçon sera mise en doute. Alors il faudra faire confiance à ce son, s’abandonner à lui, et se laisser porter jusqu’à Hernán 2, tapi dans la jungle. Indigène, peut-être sorcier, membre possible de cette secte d’invisibles dont on dit qu’ils et elles protégeraient un monde réservé. Sur Terre aussi, les humain·es sont des intrus·es. Il y a tant de choses qu’ils et elles ne respectent pas. Hernán 2 est frappé d’un don : il a la mémoire absolue.
C’est sa maladie tropicale à lui, son dérèglement : il lui suffit de poser son oreille contre une pierre pour que lui revienne l’histoire même de cette pierre. Hernán 2 est tout à la fois un chaman, un réceptacle psychédélique, un conduit ou une porte entre notre monde et d’autres mondes, parallèles.
Film aux aguets, pris tout entier dans une science-fiction quotidienne.
L’endroit où il vit retiré est donc le lieu depuis lequel le futur pourra se déployer. Memoria voit la mise en scène d’Apichatpong Weerasethakul se déplacer : elle était contemplative, la voilà attentive. Film aux aguets, pris tout entier dans une science-fiction quotidienne, par lequel le Thaïlandais se sert de la caméra comme d’un aimant, émetteur sensoriel de messages qu’il nous faudra une humanité à décoder. Memoria, qui se souvient de tout, est aussi ce premier film qui nous regarde tel·les que nous sommes aujourd’hui, après la fin du monde.
Memoria d’Apichatpong Weerasethakul, avec Tilda Swinton, Elkin Díaz, Jeanne Balibar (Col., Thaï., R.-U., Mex., Fr., All., Chi., Taï., É.-U., Sui., 2021, 2h16). En salle de 17 novembre.
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