Depuis 1973, cet artiste ne peint que des toiles de la même couleur que le mur où on les accroche: une dose de d’humour et un sommet de radicalité.
Samedi soir de vernissage à la galerie Emmanuel Perrotin : un petit monde de l’art huppé et pointu se serre dans la salle principale pour assister à une drôle de vente aux enchères. Une seule oeuvre à vendre : un lot de quarante toiles de l’artiste Claude Rutault. Blanches et posées sur le mur blanc de la galerie, elles prendront plus tard la couleur du mur du collectionneur qui en fera l’acquisition.
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Tel est depuis 1973 le principe moteur de l’oeuvre radicale de Claude Rutault, sa première « définition/méthode » : la couleur de la toile correspond à la couleur du mur sur lequel on l’accroche. Mais ce n’est pas le mur qui s’adapte à la couleur de l’oeuvre, c’est la peinture qui s’adapte à la couleur du mur.
Prix de base du lot de quarante toiles : 10 000 euros. Pas très cher au vu des prix actuels de l’art et de la respectabilité de l’artiste. Monté sur sa chaire Christie’s au beau milieu de l’exposition, le commissaire-priseur entame la vente, note les mains qui se lèvent.
Les prix montent, gentiment. Tout se complique lorsque le rusé Rutault, 70 ans tout rond, glisse dans l’affaire une nouvelle règle du jeu : à chaque surenchère, de 500 euros en 500 euros, on enlève une toile du lot. Conclusion : plus le prix grimpe, moins vous avez de toiles. Du coup, les quelques acheteurs intéressés hésitent entre l’envie d’acquérir et le risque de faire une mauvaise affaire. Car à chaque surenchère, la valeur de l’oeuvre et son rapport qualitéprix varient.
Voilà, on est en plein chez Claude Rutault : dans un jeu avec les contraintes pour l’artiste comme pour les collectionneurs, avec une part d’humour mais aussi une radicalité implacable qui ne s’est jamais démentie.
« Je suis parti d’une position dure, au début des années 70. A l’époque, forcément, j’étais plus cassant. Et sur le plan du travail, je me suis mis dans une situation où peu de compromissions étaient possibles. Du coup, je n’ai pas eu à résister à la tentation ! »
Comme nombre d’artistes d’après Mai 68, Rutault a gardé une distance face au système des galeries – à tel point qu’il vient d’intituler sa première exposition à la galerie Emmanuel Perrotin Exposition-suicide. Clin d’oeil amusé à ses Peintures-suicides de 1978, mais aussi jeu ironique avec son arrivée inattendue chez Perrotin.
Poussant le bouchon, l’artiste expose ainsi une toile qu’il détruira si personne ne l’achète le soir même du vernissage. Quitte à venir en galerie, autant mettre la pression sur le marchand parisien, amusé de ce jeu où Rutault révèle un autre pan de son travail : une haute intelligence de l’économie de l’art.
« Les journalistes ont la flemme de lire mes définitions/méthodes »
Reconnu par ses pairs et par la critique d’art, exposé au Centre Pompidou, consacré au Mamco de Genève qui lui offre une salle permanente, invité à deux Documenta de Kassel, Claude Rutault n’a pour autant pas atteint la reconnaissance publique que son oeuvre mérite : « Je n’ai pas eu les honneurs de la presse : pas un article sur moi dans Le Monde en trente ans, deux dans Libération mais c’était il y a vingt-cinq ans. Bon, je ne me suis pas toujours montré coopératif, il faut bien le dire. Et puis les journalistes ont la flemme de lire mes définitions/méthodes. Mais pour autant, je n’ai jamais pensé que mon travail était fermé. Au contraire : je l’ai organisé pour qu’il m’échappe. Mes toiles changent de couleur au gré des collectionneurs, des reventes, des déménagements. Elles sont très souvent actualisées. Mes toiles ont peut-être la vie courte mais elles ont un grand nombre de vies ! »
La première vie, ce serait ce jour de 1973 où, dans son appartement alors situé 11, rue Clavel à Paris, Claude Rutault remettait en état sa cuisine : « Il me restait un peu de peinture grise, une petite toile de 20 centimètres sur 20 traînait là et je l’ai peinte de la même couleur que le mur. C’était une découverte hasardeuse. Le lendemain, j’ai fait la même chose dans ma chambre, une toile peinte de la même couleur que le mur. J’ai regardé ces deux toiles, j’ai longuement réfléchi à tous les renversements que ça impliquait. J’ai continué à peindre Les Marelles que je faisais à l’époque, et en 1974 je n’ai plus peint que des toiles de la même couleur que le mur. Très vite, j’ai senti que je ne reviendrais pas en arrière. Mais sur le coup, je n’ai jamais pensé que ça m’entraînerait aussi loin. »
Claude Rutault n’a jamais cessé d’apporter à son oeuvre de nouveaux développements
Sur la base de ce principe premier, l’oeuvre connaît quantité de variantes (de couleur, de format, de situation…), si bien que sans jamais avoir à déroger à sa règle première, sans jamais avoir à se contredire, Claude Rutault n’a pourtant jamais cessé d’apporter à son oeuvre de nouveaux développements, écrivant d’une plume impeccablement précise de nouvelles définitions/méthodes.
« Autrefois, confie Xavier Douroux, le directeur du Consortium de Dijon qui l’a exposé dès 1978, je pensais que Rutault était ce qu’on appelle un artiste pour artistes. Un point de radicalité tel que seuls les artistes peuvent comprendre et aimer ce qui s’y joue. Aujourd’hui je pense l’inverse : c’est un des rares artistes pour tout le monde. Il partage la responsabilité de l’oeuvre avec celui qui la prend en charge, et c’est beaucoup plus important que la participation ou l’interactivité dont on nous rebat les oreilles. Il va directement du producteur au consommateur, et du coup il ne laisse pas beaucoup de place à ces faux intermédiaires que sont souvent les commissaires d’exposition. Il pose la question du temps de l’oeuvre. Il nous dit que la trajectoire d’une oeuvre compte plus que l’objet et son contenu formel, car il n’est pas formaliste. Pour tous ces motifs, je peux dire aujourd’hui qu’il a eu raison de faire ce qu’il a fait. Et je ne connais pas beaucoup d’artistes dont je puis dire, quarante ans après, oui, il avait raison. »
Jean-Max Colard
Exposition-suicide jusqu’au 12 février à la galerie Emmanuel Perrotin, 76 rue de Turenne, Paris IIIe, www.perrotin.com
Claude Rutault de Michel Gauthier et Marie-Hélène Breuil (Flammarion/Cnap), 240 pages, 40€
Exposition à venir de Claude Rutault : C’est pratique d’avoir un titre du 20 février au 20 mars à Contexts, 49, rue Ramponeau, Paris XXe www.contexts.fr
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