S’il livre un road movie assez anecdotique, Clint Eastwood émeut par ce qu’il documente de son propre crépuscule.
Sur son mur Facebook, Paul Schrader se demandait si Cry Macho n’était pas le plus mauvais film d’un grand cinéaste américain depuis Le Sport favori de l’homme d’Howard Hawks. Si l’appréciation reste subjective (le film de Hawks est génial), le rapprochement, lui, est extrêmement pertinent : même geste dépouillé, même impression d’un medley de l’œuvre entière de deux artistes qui remettent sur le métier leurs obsessions tout en restant sourds aux mutations conjointes des mœurs et d’une industrie.
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Être cinéaste, c’est peut-être cela, recréer sans cesse les conditions de possibilité de son cinéma sans tenir compte des coordonnées d’une époque, retrouver Brigadoon, ce village qui n’apparaîtrait que le temps d’un jour, ou d’un film.
De fait, l’anachronisme de Cry Macho est avéré, inscrit à même l’histoire du projet : le scénario circulait depuis les années 1970 dans les tuyaux de la 20th Century Fox. Au fil des décennies, plusieurs acteurs furent pressentis : Pierce Brosnan, Burt Lancaster, Schwarzenegger, qui y renonce au dernier moment. Il faudra donc attendre 2021, et un mythe nonagénaire devant et derrière la caméra, pour voir ce road movie porté à l’écran, l’histoire d’une ex-star de rodéo missionnée par son ancien patron pour se rendre au Mexique et arracher son fils des mains de sa mère alcoolique.
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Le duo prend la route, accompagné de l’animal de compagnie du garçon, un coq prénommé Macho, symbole trop évident d’une masculinité que ni l’un (trop jeune) ni l’autre (trop vieux) n’osent endosser. Le chemin est parsemé de vraies fausses embûches, de personnages féminins bâclés, de rémanences de la filmographie d’Eastwood : l’érotomanie de Play Misty for Me (1971), l’obsession de la communauté réparée (Bronco Billy, 1980), le duo d’Un monde parfait (1993)…
Le cinéaste-acteur de 90 ans glisse dans les plis du récit une allure d’ombre, un fantôme, un cadavre.
Étrangement, le souvenir de Cry Macho ne se laisse pas réduire à une somme de détails poussifs et désinvestis : l’œuvre est très mineure en tant que fiction, mais profondément émouvante en tant que documentaire sur son cinéaste-acteur de 90 ans qui se ressaisit de ce scénario vieux de plus de 40 ans, pousse sa silhouette hiéroglyphique au milieu de situations aberrantes, se filme comme un mâle alpha, mais glisse dans les plis du récit une allure d’ombre, un fantôme, un cadavre. Et il fallait sans doute le Mexique disneylandisé façon monde d’Oz pour que cette silhouette de mort s’y détache avec plus de contrastes.
Rab de fiction
En cela, Cry Macho renferme moins un déni (avoir 90 ans et se faire encore draguer par de belles Mexicaines) qu’un hiatus passionnant, celui d’un corps trop vieux, trop mythique, trop saturé en fictions pour pouvoir encore nous raconter une toute dernière histoire. Un corps qui a tout dit et qui pourtant tient à nous la raconter, cette toute dernière histoire – que sait-il faire d’autre ? C’est donc une histoire de déformation professionnelle, d’un conteur qui nous dit “bon qu’à ça” et qui sait que le simple fait d’apparaître justifie tous les scénarios. Moins un film donc que du rab de fiction, du rab d’apparitions, et une expérience de phénoménologie qui se demande si un tel corps peut témoigner d’autre chose que de sa proche disparition.
Cry Macho de Clint Eastwood, avec lui-même, Eduardo Minett, Natalia Traven (É.-U., 2021, 1h44). En salle le 10 novembre.
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