Adèle Haenel, Ovidie ou encore Assa Traoré sont parmi les femmes qui prennent la parole contre le monde patriarcal dans “Feu ! Abécédaire des féminismes présents”. Entretien avec la philosophe Elsa Dorlin, qui a coordonné ce livre collectif passionnant.
Près de 70 contributrices, plus de 700 pages, des années de travail : Feu ! Abécédaire des féminismes présents, coordonné par la philosophe Elsa Dorlin, est un manuel, une boîte à outils, pour « affûter des armes, écouter des voix, partager des expériences et des pratiques, vibrer pour des luttes présentes”. En somme, comme le résume Adèle Haenel dans son texte, “l’enjeu politique est de produire des imaginaires différents qui rendent la révolution non seulement souhaitable mais aussi possible et désirable”. L’actrice, qui revient notamment sur sa prise de parole dans Mediapart, écrit en outre que “se mobiliser en tant que victime de violence sexuelle et pour toutes les victimes n’est pas uniquement une demande spécifique faite à un champ de la justice, c’est une critique révolutionnaire de la société patriarcale et néocapitaliste”.
{"type":"Pave-Haut2-Desktop"}
Feu! n’est pas un abécédaire classique : les entrées, originales, allant de “Schizophrénie” (Nabila O. Hamici), “Handies-féminismes. Luttes antivalidisme” (Mélina Germes) en passant par “Squat” (Édith Gaillard), “Cancer” (Mounia El Kotni) ou encore “Mères solidaires” (Geneviève Bernanos). Le livre démontre ainsi la “force d’une approche féministe de l’histoire politique et intellectuelle” faisant la part belle au collectif et à une approche intersectionnelle et insurrectionnelle des enjeux. De quoi “dessiner une autre géographie des mobilisations, qui insiste sur le caractère diasporique et internationaliste des luttes” et esquisser une histoire populaire des féminismes, “de celles qui s’écrivent depuis la conflictualité de classe, les cultures de luttes et de survie, les révolutions et les contre-conduites”.
Convoquant des figures connues – Adèle Haenel donc, Assa Traoré sur les violences policières, Ovidie pour qui “toute éducation sexuelle est au service d’une idéologie”… – mais aussi des signatures moins connues du grand public, Feu ! a pour socle la critique du capitalisme, comme nous l’explique Elsa Dorlin, déjà autrice de Sexe, genre et sexualités (PUF) et Se défendre (La Découverte).
Comment avez-vous choisi qui participerait à ce livre et quelle démarche sous-tendait cette sélection ?
Elsa Dorlin – Il y a plus d’une soixantaine de signatures : des voix, des plumes, des traits de crayon aussi ! (l’entrée “Orgasme” est une bd de UnderThndr). Certaines contributrices – il y a deux contributeurs, Alexandre Baril et Cécil Chaignot – ont plus de notoriété que d’autres, c’est vrai. Il y a même des entrées écrites par des collectifs (notamment celui des colleuses de Marseille ou des habitantes de la ZAD de Notre-Dame-des-Landes). Il y a des militantes, des artistes, des syndicalistes, des écrivaines, des universitaires, des journalistes, des documentaristes, et souvent tout cela à la fois. Chacun·e travaille de façon située, voire incarnée, des luttes, des questionnements et des enjeux fondamentaux pour le féminisme et pour notre présent.
J’ai choisi toutes les auteur·ices en assumant ma propre position, le rapport à mon histoire et à ma mémoire militantes, à mon parcours universitaire comme à ma bibliothèque théorique et aux liens qui me relient de proche en proche à chacun·e. C’est donc un choix électif assumé ! D’admiration, d’affection et de compagnonnage théorique, biographique. Les voix les plus connues pour vous ou pour le “public” sont aussi des voix qui éclairent des combats féministes à la fois anciens, mais ignorés ou réputés faussement nouveaux : Adèle Haenel, Rokhaya Diallo, Ovidie… Il était central pour moi, par exemple, que ce soit Assa Traoré qui prenne la parole sur un sujet comme les violences policières : parce qu’il s’agit d’un combat majeur dans le féminisme contemporain, et qu’elle porte et incarne une voix féministe vitale.
>> À lire aussi : Prix Nobel de littérature 2021 : le romancier tanzanien Abdulrazak Gurnah récompensé
Elle donne à comprendre aussi l’énergie, le temps, le travail – et la fatigue ! – que nécessitent de fabriquer du lien, du mouvement, ou tout simplement de survivre au patriarcat.
Vous soulignez le fait qu’il s’agit d’une histoire populaire et ce des féminismes, une histoire plurielle et protéiforme qui se construit d’en bas et qui relève de la “partie la plus immergée du mouvement”.
Je voulais clairement prendre le contre-pied d’un récit officiel du féminisme porté par les discours ministériels ou la scène médiatique, et qui a un effet totalement dépolitisant dans le sens où un tel récit se réduit souvent à une chronologie des droits et libertés “octroyés” aux femmes, à un catéchisme sur la bonne façon de se libérer ou bien à une sorte de saupoudrage féministe qui constitue davantage un alibi ou un éternel retour au b.a.-ba sur les “gender studies”, les “nouveaux féminismes”, etc. Je voulais aussi un livre utile aux féministes, une boîte à outils issue et pour les collectifs en lutte : Fania Noël écrit ainsi un texte sur l’intersectionnalité, mais qui remet les pendules à l’heure sur sa genèse afroféministe et sur ces circulations dépolitisantes et ce qu’elles révèlent en termes de conflictualité à l’intérieur “du” féminisme.
De fait, dans sa dimension idéologique, le patriarcat tend à recouvrir une histoire longue, complexe et dissonante des féminismes, et confine à ne parler que depuis un point de vue surplombant, blanc et embourgeoisé. L’idée d’une histoire populaire, par “le bas”, assume une historiographie de la conflictualité, une façon d’écrire l’histoire présente depuis la vie des collectifs, depuis l’archive des corps, des affects, des bibliothèques grises des luttes, depuis des espaces-temps où les sujets politiques s’auto-déterminent, où des pratiques de résistance et de survie se fabriquent au quotidien. Elle donne à comprendre aussi l’énergie, le temps, le travail – et la fatigue ! – que nécessitent de fabriquer du lien, du mouvement, ou tout simplement de survivre au patriarcat.
Cette façon de faire permet aussi de se débarrasser d’oppositions, sclérosées à mon sens, entre militantisme, savoir profane et savoir expert, “objectif”, universitaire ; entre théorie et pratique. Elle tente aussi de déjouer le cadre imposé dans lequel il faut s’exprimer, penser, agir, expliquer, se mobiliser, lutter… Un cadre dominant qui distille jusque dans nos imaginaires politiques, des pièges anti-insurrectionnels pour que l’on demeure sages, souriantes et philandres et que l’on demande poliment toujours plus de lois répressives pour peut-être obtenir le droit de ne pas être massacrée à la hache ou être abusée, violée, pour ne pas être exploitée ou désignée comme une mythomane ou encore une ennemie, une traître à la nation ou aux valeurs de la République.
Au même titre qu’il est nécessaire de déconstruire le “Nous, les femmes”, il s’agit également de problématiser l’homogénéité de ce “Vous, les hommes”.
Vous insistez d’ailleurs sur la notion de “patriarcat” plutôt que sur celle de “domination masculine”. Pourquoi ?
La domination masculine est une expression de Pierre Bourdieu qui a beaucoup orienté les outils analytiques et les imaginaires féministes. Le retour au terme de patriarcat n’est pas forcément un retour à l’esprit et à la lettre de l’œuvre de Christine Delphy, mais à toute une bibliothèque qui appréhende le mode de production capitaliste et le néolibéralisme comme historiquement hétéro-patriarcal et raciste. Par ailleurs, au même titre qu’il est nécessaire de déconstruire le “Nous, les femmes”, il s’agit également de problématiser l’homogénéité de ce “Vous, les hommes” – saisir les logiques systémiques des rapports de domination – et ne jamais oublier que le néolibéralisme autoritaire promeut lui aussi “l’égalité femmes-hommes”, tout en massacrant les vies noires ; tout en interdisant le “voile” et des associations de lutte contre l’islamophobie à chaque fois qu’il s’agit de faire passer la énième loi sur les retraites, la privatisation des services publics, ou les allocations chômage… Appréhender la complexité des logiques et mécanismes d’exploitation et de brutalisation, se situer depuis les devenirs révolutionnaires respirables, est la seule lance d’incendie.
Feu ! Abécédaire des féminismes présents, coordonné par Elsa Dorlin, éd. Libertalia, 729 p., 20 €, parution le 14 octobre. Liste complète des contributrices disponible ici.
>> À lire aussi : Christine Angot toujours en lice pour le Goncourt, pas François Noudelmann
{"type":"Banniere-Basse"}