À force de parler de son retour en force, on en oublierait presque l’essentiel : le vinyle coûte cher, et se vend à des tarifs toujours plus élevés, quitte à dépasser parfois l’entendement. Pourquoi ? Comment ? Décryptage.
Les hommes mentent, pas les chiffres. Aussi célèbre soit le dicton, ce dernier n’impose pas sa véracité à tous les coups. Il suffit de s’intéresser au marché du vinyle pour le comprendre. Sur le papier, les temps semblent idylliques : aux États-Unis, où le CD paraît définitivement avoir été détrôné en termes de ventes, 19,2 millions de galettes ont été écoulées lors du premier semestre de 2021, contre 9,2 millions sur la même période en 2020.
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Le problème, puisque problème il y a, c’est que l’envers du décor se révèle nettement plus sombre, et pourrait être résumé en quelques faits. Il y a eu l’incendie de l’usine californienne Apollo/Transco en février 2020, responsable de la production de 80 % des stocks de laque nécessaire à la fabrication des vinyles. Il y a eu également la pandémie, qui a raréfié de nombreuses matières premières, dont le polymère, un composant essentiel à sa conception. Mais il y a aussi des coûts de transport toujours plus élevés, des délais de pressage/livraison qui se rallongent (entre 18 et 24 semaines pour les nouveautés), des usines qui arrêtent de presser des vinyles en couleur par manque de temps, ainsi qu’une forte augmentation de la demande que les labels et distributeurs ne parviennent pas à combler.
“L’objet devient rare, il est recherché. Dès lors, les labels augmentent les prix de vente histoire de rentrer dans leurs frais, explique Nicolas Fortemps, directeur commercial chez Pias. Le Parisien prend le temps de détailler les coulisses du phénomène : “En plus du coût de fabrication, qui a augmenté entre 10 et 15 %, il y a aussi les coûts logistiques qui ont explosé. Entre un CD et un vinyle, ce n’est pas le même budget : ça nécessite un carton spécifique, un emballage plus conséquent, une mousse protectrice, des frais de port plus onéreux à cause du poids… Si on ajoute à ça une production estimée en 6 et 8 euros, on comprend que les labels se doivent d’augmenter les prix s’ils souhaitent gagner un peu d’argent. Le problème, c’est que certains, et particulièrement les majors, le font de façon déraisonnable, notamment sur leur fond de catalogue, avec des disques déjà ultra rentabilisés qui augmentent de 30 à 40 %.”
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La ruée vers l’or
Les méthodes employées par Universal, Warner et Sony sont au centre de tous les débats. On leur reproche d’avoir monopolisé les usines de pressage, en passant d’énormes commandes et en payant en amont, ce qui est impossible pour les plus petites structures. On les accuse aussi d’avoir rallongé les délais de pressage, si bien qu’il est nécessaire d’anticiper d’au moins six mois la sortie vinyle d’un album – les Bruxellois de La Muerte, par exemple, ont vu le pressage de leur coffret Raw, initialement prévu en juin, être repoussé à décembre, tandis que le dernier Nick Cave est sorti en vinyle cinq mois après le CD. On les suspecte d’avoir engendré une concurrence déloyale, incitant les usines de pressage à décaler la production de commandes moins importantes pour privilégier les plus gros poissons de l’industrie – à l’image du label espagnol Intermusic, qui a vu toutes ses commandes annulées après que les usines avec lesquelles il a l’habitude de travailler aient préféré se concentrer sur le pressage du back catalogue des majors.
Surtout, on dit qu’après avoir longtemps dévalorisé le vinyle, via ces fameuses opérations “10 euros” qui permettaient d’écouler au prix d’achat des disques mal pressés, ces trois majors en font aujourd’hui un objet de luxe en surexploitant leur fond de catalogue. Une preuve ? On en a même deux : d’un côté, Dure limite de Téléphone, qui était vendu jusqu’alors par Warner aux disquaires 12,49 € HT (contre 21,30 € pour le public), est aujourd’hui proposé à 30,0 3€ HT, soit un tarif public estimé à 51 € ; de l’autre, le Groupement des Disquaires Indépendants Nationaux a récemment noté que la flambée des tarifs pouvait attendre jusqu’à 19 euros pour certains vinyles….
À Lille, le disquaire Besides Records est bien placé pour constater cette inflation. Alex, l’un des deux gérants, a même deux exemples concrets pour le démontrer : “Ça fait onze ans que l’on a ouvert et on a toujours vendu le double LP Endtroducing… de DJ Shadow à 20 euros. Aujourd’hui, on l’achète vingt euros hors taxes, sans compter les frais de livraison… Même chose pour Harvest Moon de Neil Young : c’est le genre d’album que l’on vendrait facilement habituellement, mais là, on ne peut pas se permettre de le commander à 32 euros HT. Si c’était le cas, on devrait le proposer aux clients à une quarantaine d’euros… Qui l’achèterait à ce prix-là ?”
“35 euros le dernier Billie Eilish ? Hors de question !”
La demande, pourtant, est là. Nicolas Fortemps a les arguments pour le prouver : “La cible s’est considérablement rajeunie. Par exemple, on a vendu autant de vinyles du dernier Lomepal que de CD’s, si ce n’est plus. Tout simplement parce qu’une nouvelle génération ne jure que par le streaming et le vinyle, parce que la musique a retrouvé sa valeur, parce qu’on a renoué avec le goût de l’objet et parce que le Covid-19, quelque part, nous a fait du bien. Pour une fois, on ne parlait pas du vinyle comme d’une mode rétrograde ou des disquaires comme des condamnés à mort. On a considéré ces lieux comme des commerces essentiels, de proximité, et on s’est mis à fabriquer toujours plus de beaux objets”.
Reste que cette augmentation, estimée entre 2 et 4 euros chez les indépendants, a de sérieuses répercussions. Et cela se joue sur au moins deux niveaux. “La vérité, c’est qu’on achète aujourd’hui la majorité des disques entre 16 et 20 euros HT, sans droit de retour. Ça limite les prises de risque, regrette Alex, le disquaire lillois. Le deuxième problème, c’est que cette absence de prise de risques, on la retrouve aussi chez les clients. Avant, on sentait qu’un passionné pouvait se laisser convaincre par un vinyle que l’on conseillait. Aujourd’hui, c’est plus difficile : on sent que les clients sont plus frileux, et ça se comprend.”
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Nicolas, médecin de profession, est l’un d’entre eux. Il a beau avoir les moyens financiers de compléter sa collection de plus de 600 vinyles, ce jeune trentenaire préfère rester réaliste : “Je n’ai pas envie d’acheter un simple vinyle pour 30 euros. Je veux bien mettre ce prix-là pour un double LP, mais là encore, on flirte avec ma limite. Surtout quand on parle de nouveautés… Aucune chance que je mette 35 euros pour le dernier Billie Eilish, par exemple.”
Des solutions sont évidemment à envisager (une baisse de la TVA ? Une politique de prix unique ?). Pour l’heure, le seul motif de satisfaction provient des principaux concernés : la colère des disquaires et de certains artistes (notamment Dominique A, mécontent d’apprendre le prix de vente de ses albums) ont en effet incité les majors à faire machine arrière sur les productions locales.
Une première victoire, qui fait espérer à Nicolas Fortemps un retour à des prix raisonnables d’ici quelques mois, mais qui ne doit pas occulter la seule question qui vaille : à partir de quel prix, certains labels vont-ils se rendre compte qu’ils sont en train de rendre le vinyle inaccessible ?
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