Dans leur nouveau documentaire, le député François Ruffin et le réalisateur Gilles Perret partent à la rencontre de ces Françaises qui s’occupent des autres.
Aider ce vieil homme à passer de son lit à son fauteuil roulant, lui faire sa toilette, ses courses. Accompagner en classe cet élève autiste, couper les cheveux de cette dame âgée, l’aider à déclarer ses impôts. S’occuper de cette personne atteinte d’Alzheimer, devenir comme sa famille, tenir sa main à l’instant de sa mort. Faire briller les marbres et les ors de l’Assemblée nationale, en désinfecter l’hémicycle et les bureaux et surtout (surtout!) ne pas faire désordre, s’éclipser avant l’arrivée des député·e·s. Travailler de l’aurore à l’aube, gagner 800 euros par mois, et finir avec les hanches désaxées, les genoux concassés, les épaules comprimées. Voici la vie de plus de deux millions de personnes en France, des femmes à 90%, qui travaillent dans les métiers du lien, du soin ou du service, aussi appelés métiers du “care”. Mises en lumière par la crise du Covid, ces “premières de corvée”, agentes d’entretien, auxiliaires de vie sociale ou accompagnantes d’enfants en situation de handicap (AESH) sont au cœur du documentaire Debout les femmes!, coréalisé par François Ruffin et Gilles Perret.
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Deux ans après J’veux du soleil, road-trip à la rencontre de celles et ceux qui ont occupé les rond-points de France en gilets jaunes, le tandem signe cette fois un “road-movie parlementaire” sur les traces de femmes que l’on ne voit pas mais qui continuent, même en temps de pandémie, à assurer le lien entre la société et les personnes en difficulté. A la faveur d’une commission d’enquête parlementaire, le député insoumis et son binôme ont pris la route, accompagnés du député En marche! Bruno Bonnell, pour tendre leur micro à ces invisibles. Résultat, une proposition de loi intitulée “Reconnaissance des métiers du lien”, mais aussi ce film, un cri de ralliement pour des centaines de milliers de femmes qui, peu à peu, demandent à être enfin considérées.
Quel a été le point de départ de ce “road-movie parlementaire”?
François Ruffin: Depuis que je suis entré à l’Assemblée, Gilles veut faire un film là-bas. En effet, il y a de jolis décors, on n’a pas à les payer, il y a des figurants, de la mise en scène, des roulements de tambours, tout ça. Le seul problème, c’est qu’il ne s’y passe pas grand-chose. Quand j’ai obtenu la mission parlementaire, j’ai dit à Gilles qu’il y avait peut-être un coup à jouer pour le cinéma. Tout à coup, on pouvait travailler le dehors et le dedans: dehors en allant recueillir les voix, les vies et les visages de ces femmes aux métiers difficiles; dedans, en ramenant ça dans l’hémicycle et en voyant comment c’est malaxé, digéré et finalement rejeté par les députés. Le pari de départ, c’était de poser une question sociale et une question démocratique.
Gilles Perret: Et puis, le fait que la majorité décide de nommer un co-rapporteur en la personne de Bruno Bonell, ça mettait de l’humanité, de la complexité et potentiellement du conflit dans cette histoire.
FR: Quand on m’a dit que c’était lui au départ, je me suis demandé pourquoi on m’avait collé cette tête de con! Et finalement, dès les premières minutes, ça a roulé. Il est joueur, donc il était tout de suite ok pour aller se balader et être filmé. Et puis, de part son histoire personnelle, il a une sensibilité particulière à l’égard de ces métiers (Ndlr: Bruno Bonnell révèle cette histoire à la fin du film). Pour le cinéma, il y avait aussi une dimension burlesque dans notre tandem, un truc à la Laurel et Hardy ou Bud Spencer et Terrence Hill.
Ces métiers sont exercés à 90% par des femmes, comment ce chiffre s’explique-t-il?
FR: Il y a tout un pan de la mission parlementaire qu’on ne voit pas dans le film, c’est celui des intellos. Cynthia Fleury, Dominique Bourg, Sandra Laugier, Geneviève Fraisse, Pierre Rimbert… Un panel d’intellectuel·le·s a été interrogé pendant les auditions et apporte des grilles de lecture pour comprendre le réel. L’idée, c’est donc que dans l’imaginaire collectif, s’occuper d’un enfant, d’un malade ou d’une personne âgée n’est pas perçu comme une compétence ou une qualification, mais comme quelque chose qui serait “naturel” chez les femmes. Comme une espèce d’extension de l’intime au dehors. L’inconscient de la société, c’est: “Elles ont fait ça pendant des siècles au domicile, là elles sont un peu payées pour le faire à l’extérieur; elles vont pas nous emmerder en plus.” Au final, c’est considérer que ce ne sont pas des vrais métiers.
On voit d’ailleurs dans votre film que les femmes qui les exercent ne reçoivent aucune formation, alors qu’elles doivent faire face à des situations complexes, sur les plans psychologique et physique…
GP: Non seulement elles ne sont pas formées, mais quand on regarde en plus objectivement le panel de compétences qu’il faut pour exercer ces métiers d’auxiliaires de vie sociale, c’est dingue. Il faut manipuler des gens, ce qui représente une prise de risque -on voit d’ailleurs qu’elles sont complètement cassées physiquement-, il faut faire à manger, un bout de ménage, de la coiffure, de l’administratif aussi parfois… Imaginez que l’on demande cet ensemble de compétences dans une entreprise normale!
Vous appelez plusieurs fois ces femmes à mener cette lutte en leur propre nom. Comment expliquer qu’elles ne l’aient pas fait davantage jusqu’alors?
FR: Aucune profession populaire n’a jamais obtenu un statut ou des revenus sans une phase de lutte. Dans leur cas, cela n’a encore jamais existé car, d’abord, ce sont des métiers présentés comme étant plus ou moins nouveaux, ou qui observent en tout cas une montée en puissance démographique. C’est aussi une espèce de cumul de fragilités: ce sont des métiers à la fois populaires, féminins et pour partie exercés par des personnes d’origine étrangère. Et en plus, elles s’occupent de personnes âgées, d’enfants handicapés: que deviennent ces gens si elles font grève? Elles ne peuvent se le permettre ni en termes de ressources, ni en termes de responsabilités. Enfin, chacune est sur son îlot -auxiliaires entre elles, femmes de ménage entre elles, etc- sans voir que cela forme un archipel.
GP: L’isolement est un facteur déterminant dans cette absence de lutte, car elles travaillent seules. Comme les populations que nous avions filmées dans J’veux du soleil!, ce sont des professions hyper atomisées et des femmes qui ont l’impression de souffrir dans leur coin.
Les femmes de votre film sont-elles sensibles aux luttes féministes, font-elle le lien entre leur genre et leurs conditions de travail?
FR: Oui, je pense. Elles savent qu’elles sont traitées ainsi parce qu’elles sont des femmes. Mais c’est une conscience souterraine qui demande à surgir. Cela dit, elles ont aussi conscience d’être écrasées de cette façon car elles font partie du peuple, des pauvres. C’est la coexistence d’une conscience féminine et d’une conscience de classe.
Comment vous ont-elles accueillis en tant que politiques et en tant que cinéastes? Avec méfiance ou avec soulagement?
FR: Soulagement, c’est vraiment le mot. Quand on les a invitées à l’Assemblée nationale pour les auditions préalables, elles ont eu le sentiment d’être enfin entendues. Et pour la scène finale (Ndlr: Les femmes du film sont toutes réunies dans l’hémicycle), toutes celles qu’on a invitées ont accepté. Il y avait, je pense, le sentiment de libération d’une parole, de reconnaissance, de visibilité. Il y a quelque chose de pénible à vivre avec des horaires hachés et des salaires de misère, mais il y a aussi de la souffrance à ne pas se sentir représentées, considérées. Sur le plan matériel, on n’a pas gagné beaucoup, mais sur le plan spirituel et symbolique, quelque chose s’est joué.
GP: En ce qui concerne le tournage, on travaille sous une forme assez légère, il n’y a pas d’arrogance, ce n’est pas Hollywood qui débarque. (Rires.)
Un célèbre slogan féministe dit “ne me libère pas, je m’en charge”. En tant qu’hommes, comment avez-vous réfléchi à votre place dans cette histoire?
FR: Je travaille sur ces métiers du lien depuis le milieu des années 2000 et je me dis “si je ne le fais pas, qui va le faire à ma place?” C’est tout. La même question se pose pour moi en termes de classe; je n’ai jamais été ouvrier chez Goodyear, je n’ai jamais été à la chaîne chez Whirlpool et pourtant, si je ne le fais pas, si je ne vais pas recueillir leur parole et la porter, qui va le faire à ma place?
GP: On s’est beaucoup posé de questions sur le titre aussi, qui pourrait être perçu de la part de deux mecs comme une forme d’injonction faite aux femmes.
FR: On a fini par soumettre ce titre au vote des femmes qui sont dans le film ou que nous avons rencontrées, et elles ont toutes opté pour Debout les femmes!, alors on l’a gardé. C’est un bel exemple de démocratie participative, non? (Rires.)
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