Hafiz Dhaou et Aïcha M’Barek, deux danseurs tunisiens aujourd’hui installés en France, reviennent sur la révolution et son influence sur leur travail.
Hafiz Dhaou et Aïcha M’Barek sont tous deux tunisiens et ont suivi une formation de danse à Tunis, au Sybel Ballet Théâtre de Syhem Belkhodja – également directrice de l’école Ness El Fen (danse et cinéma) et du festival de danse Les Rencontres de Carthage -, où ils ont été engagés comme danseurs et sont restés pendant 10 ans. Ils ont poursuivi leur formation danse au CNDC d’Angers et se sont installés à Lyon où ils ont créé leur compagnie Chatha en 2005.
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Après Kawa au printemps dernier à Annecy, un solo inspiré par Mémoire pour l’oubli de Mahmoud Darwich, ils ont créé Un des sens pour le Ballet de Lorraine le 13 janvier, à la veille du départ de Ben Ali.
Entretien > Dans une formidable intuition ou anticipation de la révolution tunisienne, vous placez Un des sens sous le signe de « l’intime qui a donné une légitimité à notre prise de parole ». Aujourd’hui, cet intime nous parle Désir. Et qu’est-ce que nous pouvons désirer de plus que de continuer à travailler sur la masse ? Désir d’un pays sans frontière, du désir de repousser les limites de l’imaginaire et du désir de transformer la réalité en une rêverie générale ».
Hafiz Dhaou et Aïcha M’Barek : Celui qui dit qu’il savait est un menteur. Mais depuis plusieurs années, toute une génération essaye de travailler dans un contexte délicat : aucune garantie sur la faisabilité de nos projets, toujours la veille pour le lendemain, l’incertitude… Tout ça nous a aidé à créer, à inventer d’autres systèmes en l’absence du système lui-même. Kawa n’est pas inspiré de Mahmoud Darwich, mais là où sa poésie intervient, c’est dans Mémoire pour l’oubli où il nous parle avec des mots très simples de son amour pour son café, de son amour pour sa patrie, pour la vie, de sa souffrance de rester à Beyrouth. Il disait qu’il se transformait et passait d’un être rampant à un être de raison…
Les prémisses de Kawa sont nées bien avant, quand nous avons travaillé et invité chez nous, à Tunis et à Grenoble, des étudiants en sociologie et en mathématiques à venir travailler avec des étudiants tunisiens pendant le mois de Ramadan. Pour faire ce projet, il nous a fallu un an et demi de travail avec nos amis tunisiens et l’université de Grenoble. De cette rencontre est née une pièce de 30 minutes, Mon corps est mon pays. Nous avons essayé de contourner le système, nous n’avions aucune garantie de succès et à chaque session de travail, nous disions que nous allions arrêter et chaque fois, on ne sait par quel miracle, les choses se dénouaient.
Comment avez-vous vécu la simultanéité de cette création et de la révolution tunisienne dont vous suiviez les prémisses depuis le mois de décembre ?
Nous étions en création pour Un des sens, la pièce du Ballet de Lorraine à Nancy et nous étions sur la dernière ligne droite. Nous avons quitté mentalement et physiquement la pièce, en essayant de préserver l’équipe de l’inquiétude qui régnait sur nos visages, suite à plusieurs nuits blanches.
Nous ne faisons pas de distinguo entre création et révolution, c’était là, le mouvement s’est mis en branle. Nous avons suivi (sans les médias étrangers), nous avions des nouvelles à travers nos proches, amis et artistes sur place qui bravaient tous les obstacles pour faire passer la contestation.
Nous avons croisé les informations entre le terrain, l’information officielle et la révolte qui ruminait dans la capitale et surtout dans les villes de l’intérieur : Sidi Bouzid, Gafsa, Tala, Kasserine et Sfax, Monastir, Soussse, Hammamet, Nabel, Bizerte. Nous étions tellement plongés en Tunisie que dès que nous sortions pour aller travailler à l’Opéra, les images des rues de Tunis, les visages de nos amis de quartier surgissaient devant nous. Nous étions des somnambules dans les rue de Nancy.
Un des Sens reste le prétexte de nous être trouvés loin, mais on espère avoir relié la chaîne du mouvement ; nous étions au cœur de ce qui est arrivé et nous avons relayé les informations. Nous avons dédié notre première du 13 janvier au peuple, amis et ennemis, et leur avons dit à 20h30 que malgré le couvre feu, nous étions là, avec eux.
Avez-vous été surpris par la rapidité et la montée en puissance de la révolte de la société tunisienne après l’immolation de Mohamed Bouazizi ?
Quand Mohamed Bouazizi s’est immolé, l’engrenage a commencé. Rapide ou pas, aucune idée, mais par contre l’information est très vite passée, suivie de la réaction des habitants de Sidibouzid. C’est eux qui ont donné le ton et le rythme du mouvement au reste du pays, devant le gouvernorat de Sidibouzid. Tout le monde sans exception s’est identifié à Bouazizi, à sa situation et surtout à la cause de son désespoir.
Les politiques cherchaient à étouffer la réalité, les journaux nationaux avaient une information très lisse, pour isoler Bouazizi et faire passer une deuxième pilule après celle de Gafsa. C’était un jeune diplômé qui cherchait à gagner sa vie dignement. Qu’une employée municipale le gifle, le frappe et lui confisque son bien… Alors, des balles réelles ont commencé à retentir à Sidibouzid puis à Tala.
Mohamed Bouazizi s’est mis le feu à côté d’une poudrière, celle de la société tunisienne, qui a explosé. Le ras-le-bol général a trouvé son icône. Tirs à balles réelles sur des civils, le pacte avec Zaba [surnom de Ben Ali, ndlr] qui disait que le régime était un rempart contre les islamistes est terminé et ses mensonges se sont effondrés : c’est l’Etat qui assassine son peule et ses jeunes.
Le rôle d’Internet et des réseaux sociaux a été déterminant dans cette révolution, au point qu’Abdelaziz Belkhodja estime qu’ « en Tunisie, le virtuel a généré un nouveau réel ». Qu’en pensez-vous ? Quelle utilisation en avez-vous fait vous-même ?
Abdelaziz Belkhodja a absolument raison et nous sommes d’accord avec lui. En Tunisie, le virtuel a généré un nouveau réel et les réseaux sociaux ont été notre seul lien avec la situation. En étant loin, nous l’avons profondément apprécié et essayé de croiser toutes les informations. Facebook a joué un rôle déterminant et a relayé des images réelles et des vidéos accessibles à tous et quasiment diffusés en direct.
Le 13 janvier, des partisans du régime sont descendus dans la rue pour manifester leur soutien a Zaba, mais les vidéos amateurs ont démasqué la supercherie et montré que c’étaient des voitures de location qui klaxonnaient. Du pipeau ! Les jeunes ne sont pas morts pour YouTube !
De l’extérieur, nous n’étions pas dans la série 24 Heures mais presque. Or, ce n’était pas une fiction où, à la fin de la prise, tous les acteurs et figurants se relèvent et passent à la prise suivante, sains et saufs. Non. C’était du réel, et même en étant loin, nous avions beaucoup d’informations et nous avons choisi des vidéos, des photos ou des articles à diffuser qui ne sont pas uniquement liés aux actes barbares de la police, mais qui ont relayé le malaise grandissant pour démontrer que cela touche tout le monde.
Les réseaux sociaux ont suscité un profond malaise dans la presse tunisienne officielle en se faisant le relais du malaise des journalistes qui se désolidarisaient de leurs rédactions, s’affranchissaient de l’autocensure et brisaient le blocus. Ensuite, le choix, conscient ou pas, a été de briser la fausse rumeur, celle qui minimise la révolte de la rue et de relayer la riposte disproportionnée des flics assassins qui chargent nos jeunes. De montrer qu’ils n’étaient pas des barbus, ni manipulés par les partis, qu’ils manifestaient pacifiquement, qu’ils sont instruits et concernés par l’avenir de leurs pays. Nous avons cherché à rester derrière eux avec nos moyens et nos réseaux. Le fait de relayer ces informations étaient pour nous un acte politique d’un nouveau genre.
Quel regard portez-vous sur le traitement médiatique de la révolution tunisienne en France et ailleurs ?
Médiocre. Comme s’ils ne savaient pas sur quel pied danser ou avec qui danser. Un flou, une amnésie ou un vide. Nous faisons le constat que dans la majorité des pays, « la presse est souvent liée à l’Etat qui la gouverne ». La difficulté de travailler en Tunisie pour les journalistes étrangers est un fait. Certains ont tenu bon et quand le ton a été donné, la course aux nouvelles a déferlé, mais avec un long retard. Les réseaux sociaux ont pris les devants.
Nous étions à l’hôtel autour du 17 décembre et les chaînes d’information parlaient uniquement d’inondation, de la neige. France 24 en arabe a commencé à bouger avant tout le monde, mais pas les rédactions française et anglaise. Nous connaissons tous la perversité d’Al jazira qui a couvert l’événement. Elle est souvent manipulatrice, mais c’était un relais important qui été a été rejoint par les autres : BBC , CCN, DW, Euronews. L’ironie, c’est que si Al Jazira s’en occupe, alors c’est important.
La chaîne qatarie a plusieurs journalistes tunisiens qui travaillent à Doha et ont eux-mêmes de la famille et des amis sur place. Ce qui la transforme en caisse de résonance. Le metteur en scène Fadel Jaibi a utilisé son canal pour dénoncer la maltraitance des artistes lors de la protestation devant le Théâtre municipal et a obligé le Premier ministre en exercice de s’excuser. Une première.
Après, c’était la chaîne satellitaire Nessma Magrheb , installée à Tunis, qui a pour la première fois programmé en prime time une émission dédiée à Sidibouzid où des journalistes, avocats et associations ont pris la parole pour parler « sans ciseaux ni censure » devant le peuple.
Vous reconnaissez-vous dans l’appellation « révolution du jasmin » ?
Pas du tout, c’est une récupération marketing ou coloniale qui méprise la révolte et surtout ses morts. Le jasmin… sent une naïveté irritante.
Que vous inspirent « l’assourdissant silence » de la France jusqu’au 14 janvier et les diverses déclarations des membres du gouvernement, de Michèle Alliot-Marie à Frédéric Mitterrand ?
La France, sans doute trompée par ses interlocuteurs habituels, a du retard sur les valeurs qu’elle défend. Elles étaient ailleurs et ce n’est pas nouveau, mais c’est le dernier de nos soucis. Chaque chose en son temps !
Beaucoup disent : le dictateur est tombé, pas la dictature. Partagez-vous ce constat ? Que pensez-vous de ce gouvernement de transition dont plusieurs membres ont déjà donné leur démission ?
Après 23 ans de dictature, voire même 50 ans, avec une pratique du Parti unique, une opposition réduite à néant, la société civile achevée, gouverner, c’est autre chose… Certes, restent « les racines du mal », comme cet homme qui disait sur l’antenne tunisienne que si on coupe juste les branches, l’arbre repousse et prend encore plus de force et de volume. Est ce qu’on a le choix ? Avec une économie fragile, fragilisée, ainsi que des caisses vidées, voir aujourd’hui voir notre dette achetée par les Chinois. Hum… Nous n’irons pas très loin.
Gouverner et faire de la politique, c’est très différent. Le peuple ne faiblira pas devant le gouvernement de transition et ne se fera pas confisquer sa révolte par qui que ce soit. Donc, pas de machine arrière, mais l’économie doit reprendre si on ne veut pas que ce mouvement tombe dans une crise plus grave en laissant certains extrêmes renouer avec un terreau favorable et reprendre la main dans les populations les plus faibles et les plus fragiles. Nous devons garder nos investisseurs étrangers, nos touristes. Ces secteurs d’emploi représentent plus des deux tiers de la main d’œuvre.
Vous êtes cette année directeurs artistiques du festival de danse Les Rencontres de Carthage qui se déroulent en avril prochain. Mais le week-end dernier, le théâtre où se déroule le festival a subi des dommages. Pourra-t-il tout de même se dérouler normalement ?
A l’heure où nous écrivons ces lignes, nous n’avons aucune idée de l’étendue des dégâts. Ce qui nous est cher, c’est d’être présent chaque année, de marteler notre présence et de ne pas jouer à la chaise vide. Cette édition est spéciale car ce sont les 10 ans des Rencontres de Carthage.Nous avons essayé de travailler autour de questions simples : comment un tel festival a-t-il pu tenir jusqu’à aujourd’hui ? Qui a marqué le public durant toutes ces éditions ? Et puis, quel avenir donner à ce festival ? Les élections et la transition politique feront ce qu’elles ont à faire et nous allons essayer de maintenir nos engagements avec tous et essayer d’être au rendez-vous en prenant en considération la nouvelle situation.
Nous nous sentons plus dans nos bottes côté scène que dans le rôle de programmateur. Nous avons la chance de participer à un évènement qui est attendu auprès du public et souhaitons créer un fil conducteur entres les projets invités et le public convié. On peut y contribuer, à nous de nous organiser. C’est un travail différent de la scène et ses problématiques, mais nous protégeons notre espace farouchement et essayons de concilier les envies artistiques et la réalité économique. Aujourd’hui, les Rencontres sont maintenues dans leur période habituelle, du 30 avril au 8 mai. On espère que cette édition ne sera pas comme les autres, avec des artistes présents les années précédentes, des partenaires fidèles et des personnalités qui nous ont soutenu et seront l’honneur de cette nouvelle édition… Chez les Tunisiens, l’incertitude ne panique personne, nous l’avons intégrée et nous avançons quand même.
Propos recueillis par Fabienne Arvers
Kawa, aux Hivernales d’Avignon du 24 février au 5 mars, Un des sens, du 23 au 26 mars au Théâtre de Chaillot à Paris.
Chorégraphies de la Compagnie Chatha : Zenzena (2002), Khallini Aich (Laisse-moi vivre, 2004), Khaddem Hazem (Les ouvriers du bassin, 2006), Vu (2008), Mon corps est mon pays (2009), Un des sens (2011).
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