En montant aujourd’hui le roman de l’écrivain russe publié dans les années 1970, le metteur en scène pointe les dangers du populisme et son corollaire effrayant, le culte de la personnalité.
Cadrant sa mise en scène des Démons de Dostoïevski dans le monumental Crystal Palace – construit à Londres pour l’exposition universelle de 1851 et visité dix ans plus tard par l’auteur –, Guy Cassiers joue d’emblée des reflets et des effets miroirs de la structure scénographique pour évoquer un monde vacillant et pétri d’illusions voué à la destruction. Avant de se pencher sur les mécanismes propres à la déclencher, place à ce que vous croyez voir.
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Déconstruction
Nous sommes donc dans la propriété de Varvara Pétrovna Stavroguine (Dominique Blanc), maîtresse femme dirigeant son domaine et sa famille avec une onctuosité trompeuse, amie et mécène de Stépane Trofimovitch Verkhovenski (Hervé Pierre), ancien professeur d’université cultivant son inutilité avec assiduité. C’est la vieille génération sur laquelle la jeunesse entend faire table rase.
Entrent en scène Piotr (Jérémy Lopez), fils de Stépane, agitateur opportuniste et terroriste assumé, et Nikolaï (Christophe Montenez), fils de Varvara, l’âme d’un leader, aussi vide et sombre soit-elle. Il faut un moment pour accommoder la vision de l’action et les mouvements des acteur·trices sur le plateau – dispersé·es et se tournant le dos – avec celle des images projetées sur trois écrans, recréant grâce à la disposition des caméras des face-à-face, des jeux de regards et des contacts physiques qui n’existent qu’à l’image. Un procédé à même de rendre perceptible, pour Guy Cassiers, “le processus de destruction et de déconstruction“ qui se produit au sein de la cellule familiale et, par extension, de la société tout entière.
Le résultat est, certes, impressionnant visuellement, mais constitue aussi un carcan pour les acteur·trices et pour le public, tous·tes soumis·es à une fragmentation de la représentation. Chacun·e prisonnier·ère de la construction parcellaire d’un point de vue qui se révèle n’être qu’un artifice et ne facilite pas l’écoute du texte.
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Derrière le(s) masque(s)
Par la suite, les tribulations de la cellule d’agitateur·trices mise en place par Piotr n’ont plus besoin de recourir à ce trompe l’œil de l’ouverture des Démons. La violence est sans masque. L’incendie ravage la ville et les corps. Dans les cadres, l’image du décor tangue, devient floue, tombe en ruine. Les apprenti·es nihilistes se laissent manipuler sous les frondaisons d’une serre comme de parfaits cobayes.
Au bout du compte, les visages de Piotr, de Nikolaï et de Stépane se fondent en un seul, une grimaçante annihilation de l’esprit critique domine un plateau que l’humain a déserté. La table rase a bien eu lieu, mais il ne reste que des cendres et une longue obscurité en guise de ligne d’horizon. “Aujourd’hui aussi, l’Europe, le monde entier traversent une époque historique où les idéalismes, les idées philosophiques ou politiques ne constituent plus des références, des points de repère pour les membres du corps social, relève Guy Cassiers. Ces moments d’incertitude laissent le champ libre à des individus qui profitent de la situation pour annoncer qu’il faut tout détruire et affirment que grâce à eux, tout va changer, qu’ils sauveront le monde de la décadence et régleront tous nos problèmes. Le phénomène du populisme s’accompagne toujours du culte de la personnalité.”
Le mérite de sa lecture des Démons est d’en pointer l’abyme de noirceur sous le masque avenant de la séduction. C’est aussi sa limite, la primauté donnée à l’image et la complexité de sa construction occultant parfois la compréhension d’une trame narrative complexe où se débattent les personnages comme des insectes collés à une toile d’araignée.
Les Démons, d’après Fiodor Dostoïevski, mise en scène Guy Cassiers. Avec Alexandre Pavloff, Christian Gonon, Julie Sicard, Serge Bagdassarian, Hervé Pierre, Stéphane Varupenne, Suliane Brahim, Jérémy Lopez, Christophe Montenez, Dominique Blanc, Jennifer Decker, Clément Bresson et Claïna Clavaron. Jusqu’au 16 janvier à la Comédie-Française.
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