Inédit en France, film culte aux Etats-Unis, Slacker de Richard Linklater est le portrait de jeunes glandeurs sous forme de balade inquiétante et inspirée.Grâce à la programmation pointue de La Lucarne, sa case expérimentale, Arte apporte une pièce de choix au dossier déjà chargé de la génération X. “Slacker.” En français, “glandeur”. Durant une heure […]
Inédit en France, film culte aux Etats-Unis, Slacker de Richard Linklater est le portrait de jeunes glandeurs sous forme de balade inquiétante et inspirée.Grâce à la programmation pointue de La Lucarne, sa case expérimentale, Arte apporte une pièce de choix au dossier déjà chargé de la génération X.
« Slacker. » En français, « glandeur ». Durant une heure et demie, Richard Linklater nous montre des Américains qui glandent. Pas d’intrigue, pas de démonstration. Juste un tableau impressionniste aboutissant, personnage par personnage, au portrait radical d’une certaine jeunesse. Nous sommes à Austin (Texas) à l’aube des années 90. Le film commence dans une gare. Un jeune type monte dans un taxi et se met à raconter son dernier rêve au chauffeur. « Je lisais un livre que j’avais peut-être écrit. C’est rare de lire dans un rêve, non ? Ce livre partait de l’idée que chacune de nos pensées crée sa propre réalité. C’est comme nos choix ou nos décisions, le choix qu’on ne fait pas acquiert sa propre réalité, et vit sa vie à partir de là. » Peut-être parce que c’est le réalisateur lui-même qui incarne ce personnage, on ne peut s’empêcher de penser qu’il livre là le cahier des charges du film à venir. Un film construit en « marabout de ficelle ». Le premier personnage en rencontre un deuxième : on suit le deuxième jusqu’au troisième, et ainsi de suite. Les protagonistes sont rarement nommés. La plupart ont entre 20 et 30 ans et ne se caractérisent que par leurs obsessions, leurs frustrations, leur paranoïa. Un type glose pendant plusieurs minutes sur un complot soviéto-américain qui cacherait au monde entier des voyages sur la Lune dès les années 50. Une fille hystérique prétend revendre un frottis vaginal authentifié de Madonna (« C’est beaucoup plus intime qu’un poster ! »). Quand un mec entre dans un café, un barbu assis une table lui hurle d’arrêter de le suivre. Plus loin, une nana se prétend propriétaire d’un yacht, puis martèle en boucle : « Arrêtez de traumatiser les femmes sexuellement ! » Au départ, ce catalogue de loufoquerie fait plutôt rire, mais au final, l’accumulation s’avère plutôt inquiétante.
Même si Linklater a écrit un scénario avant de tourner, le film présente un aspect très documentaire. Il a ouvert les yeux et filmé les gens autour de lui. Impression documentaire renforcée par la diffusion du film dans une case d’Arte nommée La Lucarne, où l’on retrouve tous les mercredis soir autour de minuit des docus très pointus : récemment un portrait intime d’un jeune couple de peintres signé Judith du Pasquier. Des films insolites, surprenants, marqués par des écritures singulières, voire expérimentales, loin des sentiers battus de la norme télévisuelle. Imaginez, une émission coincée à minuit sur Arte : c’est la contre-programmation de la contre-programmation !
Aux Etats-Unis, Slacker est sorti en salles en 1990. Ce premier film à 23 000 dollars y devint en quelques mois un objet de culte et atterrit sur la liste des « dix meilleurs films de l’année » établie par l’ensemble de la critique US. Le journal The Guardian parlait même du « meilleur film à budget zéro de tous les temps ». Et en effet, parallèlement à son intérêt documentaire, Slacker est aussi une réussite de pur cinéma. Il faut voir le plan-séquence au début du film où une femme se fait renverser par une voiture, et où cinq minutes plus tard, après qu’une foultitude de micro-événements se sont produits, on découvre que le conducteur de la voiture n’est autre que le fils de la victime. En en seul plan donc, la caméra aura balayé plusieurs angles, un travelling arrière nous aura révélé ce parricide, le tout avec une fluidité impressionnante. Et aussi une grande cruauté parce qu’on sent bien alors que la promiscuité de la ville n’empêche pas une grande solitude, que des gestes criminels s’y accomplissent de la façon la plus détachée.
Inévitablement, on pense au roman Moins que zéro de Bret Easton Ellis. Certes, BEE raconte le quotidien vide de la jeunesse postpubère friquée et droguée de Los Angeles, celle que l’on retrouve dans Nowhere de Gregg Araki. Le rapprochement entre Ellis et Linklater ne tient donc pas tant à leurs héros qu’à leur style. Cette distance trompeuse, cette mélancolie rageuse. Pas de commentaire bien sûr, mais une manière de conduire le récit à la fois drôle et désespérée qui ne laisse aucune illusion sur cette génération puérile, velléitaire et parfois déprimante. D’ailleurs, dans son prochain film, Suburbia, présenté au dernier festival de Sundance, dont il a écrit le scénario avec le « performance artist » Eric Boghossian (déjà auteur de Talk radio), Linklater explique « pourquoi cette génération ne fera décidément rien de sa vie ».
Il ne faudrait cependant pas voir que du noir dans Slacker. Car les personnages parlent beaucoup, se posent des questions, font preuve d’une grande activité intellectuelle : en cela aussi, ils se différencient des héros de Bret Easton Ellis, Gregg Araki ou Larry Clark, voire de Beavis et Butthead, sans doute les deux plus célèbres glandeurs aux Etats-Unis actuellement. Ils se retrouvent dans les cafés, bavardent, vont au cinéma, lisent. Qu’ils ne sachent pas vraiment quoi faire ne signifie pas qu’ils soient complètement idiots : on les sent juste paumés dans cette ville. Une ville, Austin, que Richard Linklater connaît bien. Il y est né au début des années 60, et il continue d’y travailler aujourd’hui encore. Après le succès relatif de Slacker, il réunit suffisamment d’argent pour y tourner en 1993 Dazed and confused (titre inspiré d’une chanson de Led Zeppelin), où il s’intéresse cette fois aux teenagers des années 70. Lorsqu’il s’en éloigne en 1995 pour tourner une commande à Vienne, Before sunrise, avec Julie Delpy et Ethan Hawke, il signe son plus mauvais film, hybride entre une oeuvre d’auteur mélancolique et une romance commerciale destinée à un public formaté et international d’adolescents en mal d’histoires d’amour très roses. Depuis, il est donc revenu avec Suburbia à son sujet de prédilection : la jeunesse d’aujourd’hui, telle qu’elle est. Paresseuse, molle, cynique, désenchantée. Une description que les hommes politiques qui se prétendent en phase avec leur temps devraient regarder de plus près.
Bien sûr, il y aura de la casse. Comment oublier en effet ce zappeur fou, l’un des derniers slackers, enfermé dans une pièce contenant des dizaines de téléviseurs branchés sur toutes les chaînes : « L’image est plus forte et plus utile que l’événement lui-même. Quand je sortais encore, j’ai vu dans la rue un mec bourré qui sortait d’un bar. Il est tombé devant moi, un couteau planté dans le dos. Mais je ne peux plus m’y référer, je ne peux pas rembobiner, ni mettre sur pause, ni ralentir pour voir les détails. Et le sang ne ressemblait pas à du sang. Et je ne pouvais pas régler sa couleur… » On ne se souvient pas avoir vu épinglée avec autant de justesse cette tendance contemporaine à appréhender le monde à travers le petit écran plutôt qu’en se confrontant à la réalité. Sept ans après, Slacker n’a rien perdu de sa terrible actualité.
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