Cynthia, alter ego de l’artiste américaine, s’emploie à rendre l’air tangible grâce à des installations performées.
Shana Moulton n’a besoin de rien d’autre que l’air qu’elle respire, ainsi que l’énonce le titre de sa troisième exposition personnelle à la galerie Crèvecœur, à Paris, et c’est bien là que les ennuis commencent. Depuis 2002, l’artiste américaine, née en 1976 à Oakhurst en Californie, construit son œuvre d’installations vidéo, d’abord sous forme d’épisodes de série et plus récemment augmentées de performances, autour d’un alter ego, explicitement positionné comme tel : Cynthia.
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Celle-ci n’est pas vraiment un personnage, plutôt l’exacerbation des états d’esprit de l’artiste, à la fois anxieuse et rêveuse, escapiste et hyperconnectée, augmenté de certains traits de personnalité de ses parents et de ses proches. À partir de ces caractéristiques, un décor se forme : il est domestique, dans un cadre vécu à la fois comme refuge et prison, transpercé d’ouvertures sur un extérieur fantasmé par l’entremise d’échappées mentales technologiquement médiées, de bibelots et autres accessoires domestico-cosmétiques commandés en masse sur internet et, plus récemment, d’applications téléchargées au hasard des pubs sponsorisées.
Fonction régénératrice
Cynthia, confinée dans son intérieur kitsch comme un mobile-home néo-hippie, aux tonalités moirées bleues ou roses changeantes comme la surface de l’un de ces cristaux aux propriétés ésotériques vendus à prix d’or sur Etsy, mais rendu intelligent par ses applications connectées, active Alexa pour commencer ses exercices de respiration tels que dictés par une application du type de Calm – Breathe In, Reset (“Inspirez. Repartez à zéro”) –, prend position sur un siège ergonomique venant dédoubler le coussin directement cousu à sa robe mi-amish mi-prosthétique et dont la forme ovale possède certainement une fonction régénératrice, et alors son univers s’élargit aux confins d’un fond d’écran grecquisant où flottent paresseusement dans les cieux des bélugas doucement bercées par le souffle mécanique d’un ventilateur Dyson.
Dans l’espace de la galerie, The Invisible Seventh Is the Mystic Column se compose d’une double projection vidéo et d’un ensemble de sculptures et d’objets scéniques venant prolonger le décor central : une poupée-montgolfière, sa jupe soufflée en l’air, imprimée de divers talismans portant les inscriptions “Fitness”, “SPF20” ou “Gratitude”, et un appareillage cosmétique ressemblant à un caisson d’isolation sensorielle, masque de luminothérapie et tente à ondes cryothérapeutiques ou assimilées, support à une seconde projection.
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Réinventer à l’échelle collective
Shana Moulton n’a besoin de rien d’autre que l’air qu’elle respire, mais cet air-là est déjà filtré tout autant que l’acte respiratoire est rendu dépendant d’une application – et donc, se soumet à une économie du bien-être infusée de l’idéologie de la Silicon Valley. Car Cynthia, exutoire par l’humour aux angoisses de Shana Moulton, en fait toujours trop, elle hyperventile, elle est un pantin, manipulée de toutes parts par les injonctions qui s’infiltrent jusqu’aux confins même de la sphère domestique. Il en va, plus fondamentalement, de la culpabilisation de l’individu entretenue pour pallier l’érosion du système public de soins des économies néolibérales.
À propos de la santé digitale, la chercheuse Btihaj Ajana, œuvrant à l’intersection de la biopolitique et des technologies numériques, explique comment la culture algorithmique de la quantification de soi – ses données respiratoires, par exemple – n’est pas uniquement une manière, pour les gouvernements tout autant que les entreprises, de contrôler et gérer les individus, mais comment ces derniers s’y prêtent désormais volontairement de bonne grâce et avec enthousiasme. À la fois remède et poison, cause et conséquence, la régulation du capital santé et bien-être de chacun·e par l’entremise de gadgets matériels et digitaux alimente tout autant une économie qu’une idéologie, tout en exhibant l’impasse de réactions purement individuelles en l’absence de réponses structurelles.
Si Shana Moulton, par son esthétique exprimant les affects post-cinématiques des années 2010, selon le terme du théoricien Steven Shaviro, est devenue l’une des artistes les plus regardées et imitées des étudiant·es en école d’art, la lecture réactualisée d’une œuvre qui couvre désormais deux décennies se situerait dorénavant au niveau politique, économique et éthique par son anticipation sur les questions de santé publique soulevées par la crise sanitaire, mais en les extirpant de l’actualité immédiate pour les orienter vers une gouvernance à réinventer à l’échelle collective.
All I Need Is the Air That I Breathe de Shana Moulton, jusqu’au 16 octobre, galerie Crèvecœur, Paris.
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