Dans le delta du Mississippi, au milieu des champs de coton, rien n’a changé depuis un siècle.
Un rayon de lune troublait à peine la pénombre. Un grand homme noir s’est approché du carrefour et a pris la guitare des mains de Robert. Il l’a accordée puis a joué quelques morceaux avant de la lui rendre et de disparaître dans la nuit… Lorsque l’on descend de Memphis par la mythique Highway 61 qui relie Chicago à La Nouvelle-Orléans, le carrefour qui sert de théâtre à cette histoire est facile à repérer. Surmonté de deux guitares entrelacées, ce croisement des routes 61 et 49, à l’orée de la petite ville de Clarksdale, est une véritable porte d’entrée dans l’histoire pour les amateurs de blues.
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Ici, par une nuit de 1930, le bluesman Robert Johnson aurait conclu un pacte avec ce grand homme noir – que la légende tient pour le diable – en échange d’un jeu de guitare qui allait faire de lui ce héros tutélaire de la musique américaine. “En réalité, on ne sait pas exactement où ça s’est passé, commente Theo D., un Néerlandais féru de blues installé dans le delta depuis 2005. Certains parlent d’un autre carrefour, plus au sud… Cela n’a pas d’importance. Ce qui compte, c’est que le blues et toute la musique américaine viennent des environs de Clarksdale, du Mississippi, d’Arkansas.”
C’est ici en effet, sur les rives boueuses du delta, cette plaine alluviale qui court sur une centaine de kilomètres entre Memphis et Vicksburg, qu’apparut le blues à la fin du XIXe siècle, enfant bâtard d’une tradition musicale importée d’Afrique à fond de cale. Sur ces chemins ont vécu, travaillé, erré et chanté Charley Patton, John Lee Hooker ou un certain McKinley Morganfield, qui conduisait des tracteurs sur la plantation Stovall avant de filer à Chicago faire carrière sous le nom de Muddy Waters.
Le pays regorge de mémoire, de légendes, de tombes cachées dans les buissons et de racontars sinistres où se confondent le mythe et l’histoire. “Un passé de fantômes et de misères”, résume Theo, assis dans le petit Rock & Blues Museum qu’il a créé à Clarksdale. “Ici, il n’y a pas de studios mythiques comme à Memphis (Stax, Sun… – ndlr) ou de grandes demeures du rock comme Graceland.” Tout au plus quelques champs de coton ou de tabac qui entourent de gigantesques propriétés en ruines, un taux de criminalité record et, entre les rideaux à peine tirés des magnifiques demeures aux balcons blancs, les restes d’une ségrégation encore vivace.
Lorsqu’on descend le fleuve en suivant le Mississippi Blues Trail, un parcours touristique qui retrace l’histoire du blues dans la région, c’est ce passé légendaire que l’on rencontre. Dans les ronciers derrière une église, la tombe de Sonny Boy Williamson. Dans un champ désert, quatre planches percées de clous rouillés qui figurent la cabane où a vécu Muddy Waters. Si l’on cherche la tombe de Robert Johnson, on trouve trois adresses, trois cimetières, trois paroisses qui se tirent la bourre pour attirer les admirateurs de cette mythologie qui hante chaque champ, chaque chemin, chaque fossé.
“Les rares touristes qui visitent le coin veulent croiser les fantômes, c’est assez romantique… Mais beaucoup ne voient pas ce qui se passe vraiment ici, le delta d’aujourd’hui », poursuit Theo. Ce qu’on ne voit pas, en effet, c’est que rien n’a changé. Lorsque la mécanisation de la culture du coton a gagné le delta, dès les années 1930, une partie de la population noire a quitté le Sud, fuyant le chômage et la discrimination. Entre 1920 et 1945, ils sont trois millions à emprunter enfin le chemin de fer qui file vers le Nord, la Southern Line ou le Yellow Dog qui apparaissaient comme des mirages dans les chansons de blues.
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