Dans son dernier essai, Aurélie Trouvé revisite les stratégies des Black Panthers et prône la radicalité pour reconstruire la gauche. Entretien.
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“Une des idées centrales du livre, c’est que les mouvements sociaux doivent irriguer la politique et la réenchanter”, résume Aurélie Trouvé. La porte-parole d’Attac France, enseignante chercheuse en économie et ingénieure agronome vient de publier Le Bloc Arc-En-Ciel, Pour une stratégie radicale et inclusive (Éditions La Découverte), un livre qui revisite la stratégie de convergence des luttes imaginée dans les années 60 par les Black Panthers. “La rainbow coalition, explique-t-elle au téléphone, c’est une alliance pour combattre la ségrégation raciste et sociale entre mouvements qui au départ ne se parlaient pas, voire se confrontaient, comme les Black Panthers, les Young Lords et les Young Patriots, et qui a ensuite irrigué la politique américaine pendant un certain temps.” Solidarité et intersectionnalité en sont les mots d’ordre, mais surtout radicalité, un terme qui a déjà rythmé la primaire des écologistes et qui sera sans doute un invité philosophique et lexical majeur à gauche à l’approche des présidentielles.
Pourquoi revisiter maintenant cette stratégie des Black Panthers?
Car nous sommes dans un contexte très particulier de montée des contradictions. La crise du Covid n’est pas seulement une crise sanitaire, elle révèle aussi une crise du système. Le manque de moyens dans le service public, la mondialisation à outrance qui nous a contraints sur les échanges de marchandises et notamment sur les biens essentiels… On observe une montée des mouvements qui expriment les colères avec de plus en plus de radicalité. On l’a vu avec les gilets jaunes, mais on le voit aussi dans le mouvement féministe, dans les quartiers populaires ou sur la question des libertés publiques. Comment faire bloc face à ce système qui amplifie ces contradictions à la fois environnementales, sociales et démocratiques ? – Un système qui a par ailleurs besoin d’une dimension autoritaire de plus en plus forte pour s’imposer. Comment faire bloc pour espérer prendre le pouvoir et l’exercer de façon démocratique ? Avec ce paradoxe : que les idées de gauche apparaissent de mon point de vue majoritaires dans la société – différents indicateurs le montrent – alors que sur le plan électoral, on ne voit pas de force politique à même de changer la société aux prochaines élections.
L’autre paradoxe, ce sont ces jeunes, qui n’ont jamais été aussi nombreux et visibles dans leur militantisme, mais qui s’abstiennent pourtant massivement de voter. Comment les ramener vers les urnes?
Mon hypothèse, c’est qu’il faut reprendre la radicalité de chacune de ces luttes et les relier en faisant système. Cela contre un autre système, celui du capitalisme actuel avec toutes ses formes de dominations. Un système qui impose le capital sur le travail autant que sur le vivant -donc l’écologie n’est pas une annexe dans cette affaire- et qui s’impose par ailleurs par une domination des hommes sur les femmes, des blancs sur les non-blancs, etc…
Cette radicalité peut-elle vraiment s’accorder avec le fait de faire consensus, avec les compromis?
C’est là que pour moi, le concept d’égale légitimité des luttes est important. Ce n’est pas vrai qu’on peut tout résumer, tout faire partir de l’identité en termes de classe sociale. Certain·e·s arrivent à la lutte car ils·elles sont racisé·es et subissent les violences policières dans leurs quartiers. Certaines femmes vont d’abord le faire car elles subissent des violences sexuelles et sexistes. La convergence, c’est la tendance que j’observe actuellement dans les mouvements sociaux. On ne nie pas nos désaccords -vous n’aurez par exemple pas d’entente aujourd’hui sur le nucléaire entre la CGT et Greenpeace. Mais il s’agit de partir de ce qui fait accord et d’aller le plus loin possible avec ça.
Depuis les Black Panthers, beaucoup de choses ont changé, comme l’apparition des réseaux sociaux notamment. Ces derniers ont autant prouvé leur capacité à rassembler qu’à polariser: pour vous ce sont plutôt des alliés ou des ennemis de la convergence?
Les deux. Il y a d’ailleurs un vrai débat au sein des mouvements sociaux et de la gauche sur ce que l’on accepte ou pas en termes de médias. À Attac et dans beaucoup de mouvements sociaux, on refuse Cnews par exemple, mais j’accepte en général les débats sur des grandes chaînes, y compris LCI, car j’estime qu’on peut aussi s’adresser à d’autres publics. Ce n’est pas facile et je n’ai osé le faire qu’après un certain nombre d’années, car je trouve que les rapports sur les plateaux télé et les radios sont très virilistes. J’y suis en général minoritaire en tant que femme.
En vue des présidentielles 2022, une ou plusieurs personnalités pourraient-elles incarner vos idées?
C’est compliqué car, d’abord, je pense qu’il faut partir d’un projet, d’un collectif. Les idées que je développe sont portées dans un certain nombre de partis politiques par les militant·e·s. Quand on va aux universités d’été des différents partis, on retrouve des idées et des valeurs communes à beaucoup d’entre eux. Ce qui est dramatique, c’est de ne pas arriver à faire converger cette base militante, qui se retrouve autour d’une certaine radicalité écologique, sociale et démocratique.
Peut-on imaginer qu’en France émerge demain une Alexandria Ocasio Cortez (AOC) ou une ‘Squad’ comme aux États-Unis, et que vous citez en exemple dans votre livre?
AOC et la ‘squad’ sont intéressantes car elles sont le visage et le projet de l’intersectionnalité. C’est plus qu’un symbole d’ailleurs, car AOC a réussi à peser dans la politique, notamment sur la question des réfugiés. Je crois que c’est une telle gauche, qui ne renie rien de sa radicalité sur tous les plans, qui peut l’emporter. J’ai été très marquée par la manifestation des policiers du mois de mai, organisée par certains syndicats de policiers portant des mots d’ordre sécuritaires et remettant en cause la séparation entre justice et police, et où des dirigeants de gauche et de l’écologie sont allés marcher. Manifester de manière consciente, voulue, aux côtés de l’extrême-droite et Zemmour, je pense que c’est extrêmement grave. C’est ce qui tue la gauche, et c’est comme ça que François Hollande a galvaudé l’idée de gauche. Son gouvernement a été une catastrophe. Et ce qui s’est passé au mois de mai a été une réplique de ce qu’il ne faut pas faire. Pour moi, la voie qu’il faut suivre c’est celle d’Alexandria Ocasio Cortez, Bernie Sanders ou Jeremy Corbyn au Royaume-Uni… même s’ils ont leurs limites.
L’histoire s’est quand même mal terminée pour Fred Hampton (Ndlr: initiateur de la Rainbow Coalition, assassiné par le FBI). Peut-on imaginer que les forces opposées à votre bloc arc-en-ciel fassent preuve d’autant de violence en réponse?
Oui, je pense que la répression risque de monter. C’est là que pour moi, la diversité de tactiques est essentielle. Les plaidoyers, les recours juridiques, les grèves, les sabotages, les occupations etc… C’est ce qui a fait la réussite d’un certain nombre de mouvements comme Notre-Dame-des-Landes ou contre la réforme des retraites. Grâce à cette pluralité, on est plus fort face à la répression. Et aussi, bien sûr, grâce au soutien indéfectible entre causes amies.
Propos recueillis par Faustine Kopiejwski
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