La revue Sciences humaines célèbre ses 20 ans : l’occasion de mesurer le chamboulement qu’a connu le paysage des idées durant cette période.
Créé à Auxerre, il y a vingt ans, par Jean-François Dortier, le magazine Sciences humaines contredit une idée reçue : le manque de curiosité du public pour la vie des idées. Et en démonte une autre : l’impossibilité de faire un journal en dehors d’un groupe de presse assez puissant pour assurer sa pérennité.
Sur la durée, Sciences humaines a réussi ce double tour de force de faire vivre un magazine analysant les questions clés des sciences sociales à destination d’un lectorat curieux et ce, en toute indépendance.
Le pari que la démocratisation du savoir est possible
Le succès récent de Philosophie magazine est venu confirmer, sur un champ plus resserré encore, la pertinence de la voie ouverte par Sciences humaines : la démocratisation du savoir est possible à condition d’en maîtriser à la fois les concepts et les outils pédagogiques.
L’équipe rédactionnelle de Jean-François Dortier, aujourd’hui dirigée par Martine Fournier, a su déployer cet art difficile qui consiste à rendre accessibles des pensées complexes, à restituer les enjeux des débats qui agitent la société et le monde universitaire.
Comme l’indique le numéro spécial « 20 ans d’idées, le basculement », le magazine est paradoxalement né à une époque où l’âge d’or des sciences humaines était en train de disparaître. Les « grands récits » touchaient à leur fin, les paradigmes des années 60-70 (structuralisme, marxisme, freudisme) tournaient un peu à vide, l’heure était à la confusion des idées, ou plutôt à leur pluralité, à l’hybridation de catégories de pensée. De nouvelles problématiques surgissaient – la crise du lien social, la disparition de la société, la mondialisation… – pendant que les sciences cognitives et les neurosciences se développaient.
Au fil des deux décennies, de nouvelles grilles de lecture se sont imposées dans les sciences humaines, sans qu’on puisse en tirer un bilan définitif et univoque. « Le basculement des idées n’est pas un mouvement uniforme de métamorphose dessinant un avant et un après », écrit Dortier. D’où la bonne idée du numéro de préférer à la peinture monochrome et figée la figure d’une esquisse révélant un paysage intellectuel éclaté, ouvert à des vents dispersés mais stimulants.
Vingt ans d’évolution du monde de la pensée
En vingt ans, si les « maîtres penseurs » se sont volatilisés, le monde des idées a conquis une nouvelle vitalité disséminée dans tous ses champs, pour dessiner un territoire à la richesse cumulative. Pour décrire ce paysage intellectuel aux mille ramifications, Dortier emprunte à l’univers d’internet le terme » tag clouds », ces « nuages de mots-clés » qui décrivent le contenu d’un site web, au sein desquels se mêlent des notions vagues et des concepts structurés.
Des émotions à la parenté réinventée, des identités sexuelles aux modèles culturels, de la redécouverte de l’individu à la critique du néolibéralisme, du renouveau de la philosophie à la question de la reconnaissance… les journalistes de la revue traduisent parfaitement les problématiques de notre époque filtrées par les sciences sociales.
En dépit de sa neutralité sur la question de l’opposition entre certains courants scientifiques – une neutralité de principe comme gage d’honnêteté envers ses lecteurs -, Sciences humaines livre des analyses habitées et pratiques sur nos modes de pensée, parfois perdus dans la confusion de l’humanité des sciences elles-mêmes.
Jean-Marie Durand