Avec sa nouvelle bande dessinée, le Français parodie avec jubilation le genre du polar tout en prenant soin de se moquer de lui-même. Le roi de l’humour décalé n’a pas perdu son mojo.
Horreur, le tout Hollywood est sous le choc : l’actrice Betty Pennyway, celle d’Orgasmes bourguignons, a été agressée dans la nuit. Le lieutenant Hernie Wagner s’engage à résoudre ce crime… étrange. Pour garder l’effet de surprise, on précisera juste que le coupable a utilisé un feutre noir. Deux ans après Formica et un nouveau détour vers le roman (Broadway), Fabcaro revient à la bande dessinée chez son éditeur historique, 6 pieds sous terre, pour commettre un braquage dont il a l’habitude. Dans le passé, cet usual suspect de la parodie s’est déjà attaqué, avec beaucoup de jubilation et cascades stylistiques, au western (- 20% sur l’esprit de la forêt), à la romance (Et si l’amour c’était aimer ?) ou au récit de voyage (Carnet du Pérou, un pays qu’il n’a jamais visité).
{"type":"Pave-Haut2-Desktop"}
Avec Moon River, il dynamite cette fois la mécanique du polar à l’ancienne et ses codes posés par les écrivains Dashiell Hammett et Raymond Chandler ou par le cinéaste John Huston. Il y a déjà les dialogues insensés et désopilants que cet héritier des productions Zucker, Abrahams and Zucker (Y-a-t-il un pilote dans l’avion ?) multiplie avec frénésie. Fabcaro a toujours un goût prononcé pour les formules ampoulées et creuses utilisées par les communicants ou les politiques. Il les recycle et les agite afin qu’elles sonnent encore plus vides que d’habitude.
>> À lire aussi : Et si Camille Laurens posait les bonnes questions ?
Le dessinateur adopte aussi une posture de kamikaze. Plutôt que de bâtir son intrigue sur du suspense, même frelaté, il sabote lui-même son whodunit en transgressant d’emblée la règle de base : dès la page 13, il révèle l’identité du coupable. Une manière d’affirmer noir sur blanc que l’incident déclencheur et la trame policière ne constituent pour lui que des prétextes à s’amuser, en premier lieu de lui-même.
Faux making of
Car, si le cœur du récit se concentre sur la progression de l’enquête réalisée par Wagner, il alterne ces séquences parodiques avec des pages où il se met en scène dans une sorte de faux making of livré à chaud. L’occasion pour lui de rire de son statut pesant d’auteur à succès. En moins d’une décennie, Fabcaro est devenu une telle valeur refuge de l’humour français que l’on ne compte plus les adaptations de ses œuvres – le record étant atteint par Zaï Zaï Zaï Zaï, son plus gros hit, transposé en pièce de théâtre, fiction radiophonique ou en long-métrage.
Loin d’être aveuglé par ce succès aussi soudain que massif, il se représente en auteur au bout du rouleau et expose la désapprobation générale de ses proches quant à son projet en cours – oui, Moon River. Le seul détail dont on ne doutera pas de l’authenticité concerne l’hernie discale dont il souffre réellement depuis deux ans, conséquence d’une mauvaise position sur sa table à dessin.
Redoutable, cette mise en abyme farceuse donne à Moon River un rythme plein de cahots et ouvre la porte aux idées les plus saugrenues. Graphiquement, le livre prend la forme d’un patchwork parfois schizophrène où il suffit de tourner la page pour se faire surprendre par une construction gaguesque ou l’irruption d’un roman-photo. Si la partie consacrée au polar emprunte au semi-réalisme (comme Open Bar, publié jusqu’à l’année dernière dans Les Inrocks), le trait se révèle plus jeté et hirsute lors des passages d’autofiction. Des pages en couleur, plus léchées, surgissent elles aussi à intervalles réguliers, reflets du tournage improbable d’un western. Pour la plupart de ses collègues, cet exercice casse-gueule mènerait à la sortie de route.
>> À lire aussi : Rentrée BD 2021 : des bulles de faux-semblants
Au contraire, Fabcaro garde la main sur cette narration chaotique qui lui permet d’aborder les sujets qui le préoccupent, et l’aide à rester sain d’esprit. Rappelons que Zaï Zaï Zaï Zaï lui a été inspiré par l’inquiétude ressentie lorsqu’il était dans l’incapacité de présenter sa carte de fidélité à la caisse du supermarché. Ses angoisses du quotidien, l’auteur anxieux a pris l’habitude de les soigner en observant son environnement avec un décalage dans l’œil pour en accepter les aspects les plus absurdes.
Adoptant l’humour comme arme de survie, il se moque de ses propres ficelles – telle que l’itération iconique qui consiste à répéter la même case jusqu’à la chute – mais conserve sa liberté de tirer à tout va, caricaturant avec le même appétit qu’auparavant la presse people et les pseudo-experts des chaînes d’info. Surtout, son univers à la logique implacable conserve sa folie intacte, une folie qu’aucune adaptation n’arrivera à capturer.
Moon River de Fabcaro (6 pieds sous terre), 80p., 16€, en librairie.
{"type":"Banniere-Basse"}