Nous sommes juste après Tchernobyl, en Suisse. Tout est revenu à la normale sauf l’art, qui a complètement disparu. William Shakespeare Junior, cinquième du nom, essaie de reconstituer les œuvres perdues. Il rencontre tout un tas de gens, dont notamment un vieux ponte de la Mafia (Don Learo, qui entretient des rapports difficiles avec […]
Nous sommes juste après Tchernobyl, en Suisse. Tout est revenu à la normale sauf l’art, qui a complètement disparu. William Shakespeare Junior, cinquième du nom, essaie de reconstituer les œuvres perdues. Il rencontre tout un tas de gens, dont notamment un vieux ponte de la Mafia (Don Learo, qui entretient des rapports difficiles avec sa fille Cordelia), un professeur étrange (Jean-Luc Godard) et un jeune homme qui pêche. Ils vont l’aider à reconstituer King Lear.
C’est toute une histoire, le cinéma. Le jeune Godard avait été très impressionné par Voyage en Italie de Rossellini : la preuve était donnée qu’on pouvait
réaliser un film avec pas grand-chose, là où on se trouvait. Godard n’a fait que ça toute sa vie, filmer tout hic et nunc mais pas n’importe comment, et surtout des gens vivants qui parlent.
Shakespeare, au fond, comme de tous les écrivains, Godard s’en fout, ou plutôt n’en tire que ce qui l’intéresse et le concerne : quelques phrases, quelques mots, ce qu’on appelle des citations, même si leur accumulation finit par faire pas mal de Shakespeare. Il fait dire ces longues répliques dans leur langue d’origine, fidèlement, par des acteurs, par qui passait par là, par qui il veut, par lui-même. King Lear se réduit au final pour Godard à son point de départ célèbre : à l’histoire (il n’y a d’histoire que de famille) de cette Cordelia qui blesse son roi de père en refusant ou en étant incapable d’exprimer tout l’amour qu’elle lui porte (le fameux
« Nothing », qui hante véritablement tout le film, parfois décomposé en « No thing »).
En ces années 80, Cordelia est l’incarnation de la jeune femme godardienne : fille, âme sœur, vierge que Dieu choisit pour en faire la mère de son enfant et qui dit non à Joseph (Je vous salue Marie), Carmen qui dit non à l’amour quand il est là (Prénom Carmen)… Elle a les yeux cernés et une bouche ourlée qui toujours dit non.
Godard joue sur son terrain (dans un palace au bord du « Lac ») et il répète dans tous les sens du terme ce qu’il a déjà dit ou dira bientôt ailleurs (dans des films ou des conférences de presse, peut-être parce qu’il n’y a pas de différence entre la vie et le cinéma). Il a rassemblé un beau générique, prestigieux et hétéroclite, digne des péplums ibéro-franco-italo-allemands des années 60 : l’écrivain Norman Mailer et sa fille, l’acteur hollywoodien Burgess Meredith, le metteur en scène de théâtre Peter Sellars, le cinéaste romantique Leos Carax et l’ange à la Cocteau Julie Delpy, le réalisateur new-yorkais Woody Allen en guest-star d’une minute. Et lui-même, JLG, couvert de fils électriques en guise de perruque rasta, un gros cigare à la bouche qui rappelle moins Welles que Fuller. Il joue l’Idiot, comme dans Prénom Carmen et surtout Soigne ta droite. Pourquoi l’Idiot ? Peut-être parce qu’il y avait ce bouquin d’un écrivain russe en Folio avec une photo de Gérard Philipe sur la couverture qui lui avait bien plu, même s’il n’a pas vraiment
lu le livre (d’ailleurs on ne lit pas un livre en entier, on est cons, mais pas à ce point-là). Et il cite Wittgenstein, tient des propos sur l’art, le cinéma ou les cinéastes morts.
Godard est un artiste mal élevé, qui réclame sans cesse qu’on lui pose des limites. Or les producteurs d’aujourd’hui, contrairement au personnage joué par Jack Palance dans Le Mépris, ne s’opposent plus à rien, n’imposent plus rien, sinon de faire un film. La seule réponse valable de Godard à son producteur de King Lear, Menahem Golan, aurait donc été de ne pas tourner le film. Mais Godard préfère réaliser un maudit film. Du film hollywoodien, il ne reste que son générique étrange où il est marqué « A picture shot in the back » : un film torpillé dans le dos, ou bien tourné de la main gauche.
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