“Le Genou d’Ahed”, son dernier film, est actuellement en salle. Rencontre avec le réalisateur israélien Nadav Lapid, prix du jury à Cannes en 2021.
Trois ans après son Ours d’or à Berlin pour Synonymes, Nadav Lapid a dévoilé son nouveau film, Le Genou d’Ahed, en juillet à Cannes, d’où il est reparti avec un prix du jury (partagé avec Apichatpong Weerasethakul, autre grand formaliste du cinéma contemporain, à des lieux toutefois du style syncopé de l’Israélien). Dans ce quatrième long-métrage, qui clôt un cycle, il brasse à nouveau un matériel autobiographique, et s’intéresse à un cinéaste atrabilaire et manipulateur, comme un alter ego démoniaque qui lui permet d’exprimer sa colère de la façon la plus punk possible.
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Quelques jours avant la sortie du film sur les écrans français, nous nous sommes longuement entretenus, au téléphone, avec le cinéaste de 46 ans, qui vit désormais avec sa famille à Paris, une ville qu’il connaît par cœur, et dont il maîtrise la langue à la perfection, avec sa façon unique d’en associer les mots et de les faire chanter.
L’Institutrice s’intéressait à un enfant, Synonymes à un jeune homme encore empêtré dans l’adolescence, et Le Genou d’Ahed à un adulte. Sachant qu’ils ont tous les trois une dimension autobiographique, ont-ils été conçus comme une trilogie ?
Nadav Lapid – Ils n’ont pas été conçus comme une trilogie, mais ils en forment une, indéniablement. Ces trois personnages pourraient être une seule et même personne, dans des circonstances différentes… Avec Le Genou d’Ahed, qui est – je crois – le plus nu et le plus vibrant de mes films, j’arrive en tout cas à la fin de quelque chose. Une fois que tu as produit un cri de 300 décibels, ça ne sert à rien d’en faire un de 3000 (rires). Je crois avoir fait le tour de l’autobiographie pour un certain temps et je veux explorer d’autres voix désormais. Et puis cette idée de mener un combat de boxe avec le spectateur, de se cogner contre des murs… J’aimerais explorer de nouvelles mélodies. Ne pas devenir systématique. Me mettre en danger.
Il faut venir à Hollywood alors, et faire un film de super-héros, comme Chloé Zhao…
Jamais (rires) ! Non, par contre, je travaille actuellement sur l’adaptation d’un roman américain contemporain, pour une mini-série. Ce n’est pas du tout une histoire de super-héros, mais un roman familial, qui se déroule sur des années, au Kansas, et qui est assez radical dans sa forme. Il y a des monologues à l’infini, des flux de conscience, une tension des mots très particulière…
À propos de tension particulière des mots, la mise en scène du Genou d’Ahed exprime une urgence, un bouillonnement intérieur réprimé, comme si la caméra avait encore la liberté que les mots n’ont plus…
Je crois en effet que nous vivons dans l’ère de l’échec des mots. On tente de les policer, de les encadrer, mais ça ne marche pas. Ce fantasme qu’on a, de réussir à dire les choses, de ne pas être empêché par le manque de temps, par le manque de vocabulaire ou de liberté, et qu’à partir de là, tout serait différent, ce fantasme s’écroule ici complètement. La parole ne résout rien. Et face à cette impuissance des mots, la caméra fait preuve de sa supériorité. Elle est le seul personnage absolument libre. Aucun régime, aucune psychologie, aucun dictionnaire ne peuvent la restreindre. Elle peut tout exprimer, comme elle veut et quand elle veut. C’est une croyance totale dans le cinéma.
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Ceci pourrait s’appliquer à tous vos films, non ? Votre rapport à la langue est ambivalent. Des poésies déclamées par l’enfant dans L’Institutrice, à l’apprentissage du dictionnaire dans Synonymes, jusqu’au soliloque du cinéaste du Genou d’Ahed dans le désert, vos personnages sont toujours des hommes de mots (comme vous d’ailleurs), et pourtant ils finissent toujours par buter contre un mur.
C’est lié à mon parcours. Quand j’étais enfant, je récitais des poèmes. Plus âgé, j’ai écrit et publié un recueil de nouvelles. Mais je sentais que ce n’était pas ma place. Qu’il me fallait autre chose. Alors j’ai dû battre en retraite, et c’est comme ça que je suis devenu cinéaste : pour réduire la place des mots, pour me bagarrer avec eux.
Mais la caméra chez vous n’annule pas la parole. Elle la complète plutôt. Elle la dialectise. D’où vient ce goût de la dialectique ?
D’où ça vient ? (Il réfléchit) Difficile à dire. Mais quand j’écris un scénario, je sais déjà que le film sera l’opposé. Comme si j’utilisais des couleurs sombres pour peindre une toile claire. Pour moi, la seule façon de parler d’une chose, c’est d’évoquer tout ce qu’il y a autour de cette chose. Le tableau doit contenir tout ce qui existe. Je rêverais de faire un film qui raconte la totalité du monde, un film où chaque détail amènerait d’autres détails, qui finirait par former un succédané du monde… Les mots sortent d’une bouche qui appartient à un corps, qui marche sur un trottoir, qui se trouve dans une ville, elle-même dans un pays, etc. Il y a toujours un autre niveau. Et ça, ça exige un esprit dialectique, je crois, pour repousser le questionnement toujours plus loin.
Les mots finissent de fait par appeler le corps. C’est comme ça que ça se règle. On danse beaucoup dans vos films. Et dans celui-ci, il y a une dimension burlesque en plus, avec le corps de ce cinéaste engoncé dans sa veste en cuir, un peu ridicule, qui marche et danse dans le désert…
Tout à fait, et en même temps, c’est la première fois que je filme quelqu’un qui n’a presque pas de corps. Quand je le vois, Y., je ne vois que des yeux. Et chaque fois que j’expose son corps (quand il fait des exercices, par exemple), j’ai l’impression de voir une absence. Un non-corps. Et il y a quelque chose de comique là-dedans, vous avez raison. C’est peut-être ça, devenir adulte.
On fait des constats plein d’assurance, plein de certitudes, mais on se ment à soi-même. La vérité de maintenant, c’est le mensonge dix minutes plus tard.
Est-ce lié au fait que c’est le premier film que vous faites sans votre mère Era, décédée après la sortie de Synonymes ? Elle avait monté tous vos précédents, son fantôme plane-t-il au-dessus de celui-ci ?
Absolument. J’ai écrit ce film très vite, quelques semaines après sa mort, à l’été 2018. Et quand ça arrive, ça te positionne dans un autre rang, dans le défilé de la vie vers la mort. Et dans ce nouveau rang, il y a moins de place pour la corporalité. Mes précédents protagonistes étaient des sortes de super-héros. Mais quand tu rencontres vraiment la mort, tu as plus de mal à croire aux super-héros, qui exigent une forme d’insouciance. Comme les soldats qui frôlent la mort et qui continuent à se battre.
À propos de soldats, il y a cette longue scène où Y. raconte une anecdote sordide qui lui est arrivée lors de son service militaire. Il y a là, me semble-t-il, quelque chose de rohmérien. Dans cette idée de conspiration verbale, de labyrinthe de mots dans lequel on se perd soi-même, au point d’être trahi par sa propre parole… Le Genou d’Ahed, d’ailleurs, n’est-il pas un clin d’œil au Genou de Claire ?
Si, et une fois que j’ai décidé d’appeler le film ainsi, je me suis interdit de revoir le film de Rohmer, que j’aime beaucoup. Mais oui, en effet, il y a quelque chose de similaire dans le rapport, disons dynamique à la vérité. On fait des constats plein d’assurance, plein de certitudes, mais on se ment à soi-même. La vérité de maintenant, c’est le mensonge dix minutes plus tard. Et ce n’est même pas forcément volontaire. C’est l’échec des mots dont je parlais plus haut.
Et “à la fin c’est la géographie qui gagne”, comme dit la mère du héros…
Oui, c’est une phrase que j’adore, même je ne suis pas sûr de la comprendre. Ma mère la prononçait souvent, et je regrette de ne jamais lui avoir demandé exactement ce qu’elle entendait par là. Elle disait à mon frère et à moi de quitter Israël “avant d’être battus par la géographie”. Et j’en déduis qu’elle voulait peut-être dire qu’on risquait d’être absorbés par cette terre, par devenir ce contre quoi on luttait. Dans le film, j’ai essayé d’être fidèle à cette idée en abordant le paysage, ce désert, d’une manière non-romantique. Comment filmer un lieu qu’on ne peut pas supporter ? Les hommes politiques, y compris de gauche, utilisent souvent cette expression : “Israël est comme une villa au milieu d’une jungle.” Ils ne s’en rendent pas compte, mais c’est absolument terrible comme constat. Combien de temps la jungle mettra-t-elle pour reconquérir la villa ?
OK, ce n’est pas Mary Poppins, mais je ne le trouve pas sombre. Au contraire, il essaie de fêter chacune de ses 110 minutes, d’arracher de la vie à chaque plan.
Comment vous voit-on en Israël ? Est-ce que les prix que vous avez gagnés dans les grands festivals vous ont apporté du prestige, de la reconnaissance ?
C’est très ambivalent. Beaucoup de gens là-bas attendent mes films, ils ressentent que je leur parle à eux, en face et pas dans leur dos. Je ne suis heureusement pas vu comme un de ces cinéastes qui ne sont là que pour donner bonne conscience aux étrangers. Et en même temps, mes films provoquent chez certains de la rage et du rejet. Rejet qui peut être politique (souvent pour ceux qui n’ont pas vu les films), ou formel. Le deuxième cas m’embête moins. Le pire pour moi, qu’on aime ou pas mes films, c’est qu’on ne les voie que comme des tracts. Qu’on ne me parle que du message. J’ai aussi beaucoup entendu, à propos de celui-ci, l’adjectif “sombre”. Alors OK, ce n’est pas Mary Poppins, mais je ne le trouve pas sombre. Au contraire, il essaie de fêter chacune de ses 110 minutes, d’arracher de la vie à chaque plan.
Les réactions ont été plus différentes pour ce film-ci que pour les précédents ?
Oui. Ce que j’ai trouvé positif, c’est l’émotion très forte dont m’ont fait part beaucoup de spectateurs. À un point auquel je ne m’attendais pas. J’ai 500 messages sur mon téléphone, de gens que je ne connais pas forcément, qui m’écrive, parfois très longuement, sur le film. Pour certains, j’ai presque envie de leur envoyer une ambulance quand ils me décrivent leur état à la sortie (rires). Il y a quelque chose, dans la frontalité du propos, qui a touché en plein cœur, et qui m’a permis, paradoxalement, de me réconcilier, ou du moins de parvenir au plus proche de ce que serait une réconciliation avec mon pays.
C’est donc quand vous le quittez (puisque vous venez de vous installer à Paris) que vous finissez par l’aimer ?
Voilà. La dialectique, toujours (rires).
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