Marquées par une souveraineté de la forme et un esprit de sérieux écrasant, les œuvres de science-fiction de la rentrée ancrent le genre dans des codes patrimoniaux qui tournent le dos à la prospective et aux idéaux.
Celui ou celle qui lève la tête vers les étoiles peut y projeter notre devenir d’espèce tout en éprouvant sa propre finitude, grain de sable dans une immensité cosmique dont les ressorts se déroberont toujours. Les auteur·trices de science-fiction en ont fait le creuset de nos angoisses collectives et la surface de projection de nos idéaux communs, le gigantisme de la forme nouant ses racines dans le plus petit dénominateur humain.
{"type":"Pave-Haut2-Desktop"}
Le mois de septembre a vu deux mastodontes du genre atterrir sur nos écrans. Après plusieurs reports liés à la pandémie de Covid, le très attendu Dune (partie 1) de Denis Villeneuve a confirmé la place de son auteur au sommet de l’industrie hollywoodienne en proposant une adaptation aussi spectaculaire qu’envoûtante de l’œuvre de Frank Herbert.
Blockbusters d’auteur
Les écrans domestiques ayant accès à la plateforme Apple TV+ ont quant à eux accueilli la première saison de Foundation, cycle issu des écrits d’Isaac Asimov dont les moyens de production sont à l’échelle de l’ambition démesurée – son showrunner David S. Goyer envisage une saga en quatre-vingts épisodes.
S’y ajoutera, à la fin d’octobre, Invasion, une série créée par Simon Kinberg et David Weil qui confrontera l’humanité globalisée à une attaque extraterrestre (également sur Apple TV+), avant que le quatrième volet de Matrix, sous-titré Résurrections et réalisé par Lana Wachowski, ne vienne clore l’année en nous proposant, à nouveau, de choisir entre les pilules bleues et rouges. La science-fiction a, semble-t-il, le vent en poupe et pourrait presque griller la politesse à des franchises super-héroïques en perte de vitesse.
À lire aussi : Le “Dune” de Denis Villeneuve est-il à la hauteur de nos attentes ?
Les sorties concomitantes de Dune et Foundation cristallisent la tendance dominante du genre, celle de superproductions contemplatives et dépressives, du “blockbuster d’auteur” dont l’accessibilité pour le grand public ne diluerait pas les ambitions formelles. Chacune à sa manière tente d’offrir au genre une matérialisation définitive – ou un possible stade terminal.
Il est curieux que ces œuvres, si symptomatiques de l’époque soient-elles, aient germé sur le terreau éprouvé de classiques de la littérature au lieu de porter leur regard vers l’inconnu. Ces valeurs refuges avaient pourtant tout du terrain miné : entamé par Asimov dans les années 1940 puis complété par plusieurs romans au fil des décennies, le cycle Fondation n’avait jusqu’ici connu aucune adaptation du fait de sa structure jugée trop complexe.
La chute de la civilisation adviendra dans les cinq cents ans à venir
Lui aussi réputé impossible à porter à l’écran, le roman Dune de Herbert, publié en 1965, a connu en 1984 une transposition hybride et bancale sous la houlette de David Lynch et de son producteur Dino De Laurentiis, qui succédait aux tentatives infructueuses d’Alejandro Jodorowsky et de Ridley Scott.
Foundation se déroule vingt-deux mille ans dans le futur. Après que la Terre, devenue inhabitable, a été désertée par ses habitant·es, un empire a englobé les vingt-cinq millions de mondes peuplés de la galaxie. Au cours du treizième millénaire de l’ère impériale, le scientifique Hari Seldon invente la psychohistoire, une discipline statistique permettant de visualiser l’avenir dans ses grands mouvements.
Il délivre à l’empereur une prédiction sinistre : la chute de la civilisation adviendra dans les cinq cents ans à venir, et sera suivie d’une période de chaos de trente mille ans. Selon lui, la création d’une fondation destinée à archiver le savoir de l’humanité permettrait de réduire cet âge sombre à un millier d’années. L’empereur accède à la requête de Seldon mais, inquiet de son influence, l’exile sur la planète Terminus en compagnie de ses disciples.
Construite comme une partie d’échecs de plusieurs centaines d’années entre Hari Seldon et l’Empire, dont les personnages successifs constitueraient les pions, Foundation est caractérisée par une ampleur temporelle que seule la forme sérielle permettait de transposer à l’écran, tout en nous confrontant à l’écueil d’une distribution renouvelée au gré de ses ellipses. De fait, d’un épisode à l’autre, notre attention vacille.
Trips cosmiques
L’histoire de Dune est plus compacte, mais trouve sa richesse dans la superposition des rapports au monde qu’elle met en scène, le matériel s’y intriquant au spirituel et au fantasmatique. La famille Atréides hérite du fief d’Arrakis, une planète désertique dont les réserves d’Épice, stimulant cérébral indispensable aux voyages spatiaux de longue distance, sont au centre de toutes les convoitises. Lorsque la Maison Harkonnen, précédente gestionnaire des lieux secrètement assistée par les troupes d’élite de l’empereur, décime l’armée des Atréides, son héritier Paul et sa mère Jessica prennent la fuite et partent à la rencontre des autochtones Fremen.
L’ambition première, et non des moindres, de ces deux adaptations était de rendre leurs univers accessibles et leurs histoires compréhensibles à celles et ceux qui n’avaient jamais lu une page des œuvres originales. Le pari est, dans les deux cas, remporté avec une clarté qui ne cède jamais au didactisme et un degré de précision subtilement intégré au flux du récit.
À lire aussi : Quand “Ravage” de Barjavel ouvrait la voie à la science-fiction en France
Certains éléments des romans, publiés il y a plus de cinquante ans, apparaissant à rebours des enjeux progressistes actuels, les scénaristes des deux projets ont procédé à des aménagements visant à les rendre plus inclusifs.
Si Dune présente un casting multiculturel et que Foundation a confié plusieurs de ses rôles principaux, à l’origine masculins, à des femmes noires, les deux productions ne se débarrassent pas totalement de leur fond conservateur, liant la libération du peuple Fremen (qu’on pourrait qualifier de racisé) à une figure de “white savior” messianique pour la première, et incarnant ses deux pôles spirituels antagonistes dans le corps d’hommes blancs pour la seconde.
Dune et Foundation semblent issus d’un même moule formel
On pourrait s’amuser à dénombrer les motifs communs qui traversent les deux œuvres, des manœuvres sinistres de leurs empires galactiques aux prophéties qui les ébranlent et des visions de leurs personnages aux boucliers corporels invisibles qui les ceignent. On notera surtout qu’elles semblent issues d’un même moule formel, poli depuis quinze ans par Christopher Nolan (entre autres) et garant d’une esthétique monolithique qui laisse peu de prises aux spectateur·trices, maintenu·es dans un état de stupéfaction contemplative, traversant ces objets comme dans un trip.
Leur visionnage distille néanmoins un plaisir indiscutable, lié à une souveraineté de la forme qui fait de chaque scène (atterrissage de vaisseau, cérémonial politique, repas…) une épiphanie visuelle, à une ivresse du détail, des couleurs et des matières qui finit par faire passer le récit au second plan et rappelle, en cela, certains péplums tardifs comme le Cléopâtre de Joseph L. Mankiewicz.
Récits de science-fiction régis par les codes du passé, les deux œuvres s’offrent comme des fresques historiques conjuguées au futur, décrivant le bras de fer entre des empires et leurs vaisseaux ou confrontant une noblesse héréditaire à des visions prophétiques.
Rivées à la quête initiatique de leurs personnages, elles scrutent notre époque avec distance : Dune évoquant métaphoriquement les convoitises suscitées par le Moyen-Orient, Foundation esquissant l’angoisse d’un effondrement. Invasion, quant à elle, semble s’inscrire dans un courant de science-fiction qui appréhende le traumatisme du terrorisme dans le sillage des attentats du 11 Septembre, et reposera sur une narration plus buissonnante, au point de vue éclaté entre plusieurs personnages évoluant sur quatre continents.
De nouvelles communautés
Si la crise annoncée par Invasion promet d’être compacte et tranchante, Dune et Foundation lui opposent une approche des événements sur le temps long. Quand la Révérende Mère murmure à Paul que les plans du Bene Gesserit s’étendent sur des siècles, on comprend que la tragédie des Atréides ne constitue qu’un rouage d’une horlogerie plus vaste. L’essence de Foundation consiste, quant à elle, à analyser l’impact des choix individuels et collectifs qu’elle met en scène sur plusieurs siècles.
Tous ces récits ont néanmoins en partage la question des croyances. Celles qui assoient les pouvoirs ou les renversent, qui relient les femmes et les hommes ou les divisent. Si l’attaque extraterrestre d’Invasion promet de mettre à mal les certitudes collectives, elle devrait également permettre à ses personnages de prendre conscience de leur raison d’être au monde et, plus largement, à l’humanité de se constituer un dessein commun.
Dune fait de son héros, interprété par Timothée Chalamet, l’élu d’une prophétie qui le verrait libérer les Fremen du joug de leurs oppresseurs. Foundation, enfin, place ses espoirs en une science humaniste qui offrirait à l’espèce d’agir collectivement, et de façon désintéressée, pour modeler un futur hypothétique.
Marquée par une souveraineté de la forme et régie par des codes anciens, la science-fiction contemporaine acte un rapport critique aux idéaux, quand elle n’en est pas déchargée. Si elle continue de scruter notre présent de façon détournée, elle élude la dimension technologique et la part ludique qui l’ont longtemps constituée en tant que genre, et renonce à la prospection pour se replier sur des variations mythologiques.
Plutôt qu’à un terminus, elle semble se tenir à une croisée des chemins, dont les jalons monolithiques pourraient s’ouvrir à des vents plus légers et à des vibrations plus troubles. Matrix 4 – Résurrections pourrait, dans quelques mois, en porter les premiers effluves.
Dune de Denis Villeneuve. En salle.
Foundation de David S. Goyer. Sur Apple TV+.
Invasion de Simon Kinberg et David Weil. Sur Apple TV+, à partir du 22 octobre.
Matrix 4 – Résurrections de Lana Wachowski. En salle le 15 décembre.
{"type":"Banniere-Basse"}