L’auteur signe un trentième roman en forme de retour vers ses débuts et la matrice de son écriture. Qu’écrira-t-il après ?
Bien sûr, tous les ingrédients modianesques sont au rendez-vous dans Chevreuse. Un homme se souvient, traque les traces du passé, croise des femmes énigmatiques, des hommes dangereux, et cherche à comprendre ce qui s’est, dans un plus lointain passé encore, produit de terrible… Les mauvaises langues (en voie d’extinction depuis son Nobel de littérature en 2014) diraient que Patrick Modiano écrit toujours le même livre.
{"type":"Pave-Haut2-Desktop"}
C’est faux : l’écrivain est comme un producteur de musique qui augmenterait le son de la basse sur tel morceau, celui des synthétiseurs sur tel autre… Les vibrations changent, les noms propres aussi, l’accent est mis sur tel aspect dans tel livre, sur autre chose dans tel autre. Dans Chevreuse, il semble être mis sur la trame autobiographique de l’auteur, jamais aussi explicitement présente dans ses précédents romans, même si tous s’en inspirent.
Chevreuse semble être le texte où ces éléments prennent place dans leur ordre plus réel que fantasmé
Modiano a souvent parlé de ses livres comme des rêves – ou des cauchemars – qui rejoueraient sans cesse des scènes du passé et leur atmosphère (menaçante), en redisposant les éléments dans un ordre à chaque fois différent. Chevreuse semble être le texte où ces éléments prennent place dans leur ordre plus réel que fantasmé : comme Bosmans, le jeune protagoniste, Patrick Modiano fut lui aussi confié durant l’enfance à une femme, amie de ses parents, dans la maison de laquelle il vécut plusieurs mois, si ce n’est des années, et où des êtres étranges débarquaient, où il se passait des choses bizarres (il en a souvent parlé en entretien).
À lire aussi : La Fabrique : dans l’antre créative de… Marie Darrieussecq
Les figures grimaçantes de son passé
Mais quelles choses exactement ? Quelle sorte de trafics y eurent lieu, si peu de temps après la fin de la guerre ? De quoi Modiano, enfant, a-t-il été le témoin, au point d’en être hanté pendant des décennies ? Quelle scène traumatique a-t-il vue puis refoulée, qui ne cesse de revenir en rêve ou de roman en roman, comme des “souvenirs dormants” (titre de l’un de ses plus beaux livres) ?
C’est un mot qu’il entend, “Chevreuse”, qui va être déclencheur de symbole à lui seul de l’enfance – ou d’hypnose –, Rosebud non pas heureux mais mortifère. Alors que les réminiscences surgissent, Bosmans décide de les accepter, et même de concentrer tous ses efforts à se souvenir. Pour cela, Modiano emboîte trois temporalités : Bosmans âgé, aujourd’hui, qui se remémore le jeune homme qu’il fut, et celui-ci, hanté, rattrapé, poursuivi par les figures grimaçantes de son passé, qui va sonder son enfance.
Des gens non moins étranges, en grappes sur des canapés, dans la pénombre des lampes éteintes
Les hommes qui venaient alors dans la maison de la mystérieuse Rose-Marie Krawell sont-ils les mêmes que ceux qu’il croise alors qu’il a 20 ans, comme cette connaissance de son amie Camille (dite “Tête de mort”), Michel de Gama (qui s’appelle en fait Michel Degamat) ? Ou encore comme l’étrange propriétaire de ce grand appartement d’Auteuil où se rassemblent des gens non moins étranges le soir venu, tard dans la nuit, en grappes sur des canapés, dans la pénombre des lampes éteintes, et qui soupirent de concert…
À lire aussi : [Patrick Modiano et les Inrocks] Retrouvez l’intégralité de notre grande série
Belle mise en abyme
Modiano tisse des fils entre l’enfance et la jeunesse, entre les protagonistes d’hier et d’aujourd’hui – comme si ils et elles se connaissaient tous·tes à l’insu du jeune héros –, et entre les points névralgiques, géographiques du drame, ou de la tragédie, qui s’est joué : la vallée de Chevreuse, Auteuil et le quartier de la gare Saint-Lazare, Pigalle et Montmartre.
L’écrivain fait de son roman une toile d’araignée dont Bosmans est le prisonnier, et dont il ne s’extraira qu’en lançant ses propres fils. Comment reprendre le contrôle de sa vie ? On ne révélera, bien sûr, rien de l’intrigue, ou plutôt du motif camouflé dans le tapis qui va peu à peu se révéler.
Le geste d’écriture du personnage se double de celui de l’écrivain qui est en train de l’écrire
Reprendre le contrôle de sa vie consiste à en faire le récit, même sous la forme de fictions. Le livre s’achève sur le moment où Bosmans écrit son premier roman. Belle mise en abyme : le geste d’écriture du personnage se double de celui de l’écrivain qui est en train de l’écrire. Comme si la boucle était enfin bouclée, comme si ce trentième roman de Modiano rejoignait ses débuts dans une belle circularité.
Avec Chevreuse, l’écrivain a peut-être dévoilé le plus directement au cœur d’un roman les secrets qui l’ont poussé à écrire à 25 ans, la matrice de son écriture, ouvrant la porte à la naissance de l’œuvre à venir. Et si l’on a raison, alors le pire serait à craindre : qu’écrira-t-il après ? Chevreuse sera-t-il sa Némésis ?
Chevreuse de Patrick Modiano (Gallimard), 176 p., 21,90 €. En librairie le 7 octobre.
{"type":"Banniere-Basse"}