[Le plasticien est décédé à 76 ans ce mercredi 14 juillet 2021, à cette occasion nous vous proposons de (re)lire cet article]
En 2010, Christian Boltanski a fait un pari avec un collectionneur : se laisser filmer dans son atelier 24 heures sur 24 contre une somme mensuelle.
Personnes au Grand Palais
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Je suis très heureux de cette expérience. Ce fut un moment collectif, proche du théâtre. J’en ai bien profité. J’étais là, dans le froid, avec l’équipe de montage, de 8 heures du matin à 10 heures du soir, je partageais les repas avec eux, c’était comme une vie de troupe. Cette pièce a voyagé : on l’a installée à l’Armory Show à New York puis à Milan, à chaque fois sous des formes très différentes. J’ai pensé qu’il serait bien d’inventer la notion de répertoire pour les oeuvres : on ferait entrer cette énorme installation au répertoire du Grand Palais comme on fait entrer une pièce de théâtre au répertoire de la Comédie-Française. On pourrait la refaire dans cinq ans, dans cinquante ans, en la réinterprétant à chaque fois. Cette notion de répertoire est intéressante pour l’art aujourd’hui car elle n’est liée ni au commerce ni aux objets.
Biennale de Venise
Trois jours après le Grand Palais, j’apprends que je suis invité à représenter la France à la Biennale de Venise en juin 2011. Je suis content, bien sûr, mais j’aurais dû le faire il y a dix ans. A ce moment-là, ça aurait été encore plus excitant pour moi. Je ne vois pas Venise comme l’accomplissement de toute une carrière. Non, c’est juste une belle invitation, l’occasion de monter un projet spécifique. La Biennale de Venise est une alchimie compliquée, surtout en raison de ces trois jours de vernissage assez pénibles où les visiteurs zappent d’un pavillon à l’autre comme dans un carnaval où l’on passerait d’un char à l’autre. Il existe des effets de rumeurs très importants. Tout se joue en quelques heures. Ce n’est pas le lieu pour une oeuvre intime. Comme je suis quelqu’un de joyeux, j’ai décidé de réaliser une oeuvre plutôt joyeuse. Ce sera un jeu sur le hasard et la chance. Le hasard lié à la naissance notamment. La façon dont tout se joue à quelques secondes près, comment nous aurions pu être un autre, comment nous prenons la place de quelqu’un d’autre aussi. C’est une loterie, et il y aura d’ailleurs une oeuvre à gagner.
Souriez, vous êtes filmés !
Mon atelier est filmé 24 heures sur 24. Le tout est diffusé dans une grotte de l’île de Tasmanie sur six téléviseurs : trois en direct, trois en différé. J’ai passé un deal avec un collectionneur, David Walsh, un type très étrange qui a gagné beaucoup d’argent au jeu. Il a une mémoire prodigieuse, peut calculer de tête plus vite qu’un ordinateur. Il vit sur l’île de Tasmanie dans sa fondation, entouré d’ordinateurs, et joue en ligne toute la journée. Il a une collection de momies égyptiennes et voulait acheter mes cendres. Je lui ai proposé un pari : il me filme dans mon atelier jusqu’à la fin de ma vie et me verse chaque mois une somme. C’est un viager : si je meurs avant sept ans, il aura économisé de l’argent. Si je meurs après sept ans, c’est moi qui gagne. J’irai en janvier voir ma grotte. Mais je ne peux pas y être pour l’ouverture : il faut que je sois revenu dans mon atelier pour animer mon direct ! C’est amusant de fabriquer sa dernière pièce, son oeuvre ultime.
Le diktat du « tout va bien »
Ce qui me gêne le plus dans le monde de l’art, c’est l’importance de l’argent. Avant, critiques d’art et conservateurs de musée étaient essentiels dans la carrière d’un artiste ; aujourd’hui, ce qui fait le succès, c’est le marché. On assiste à une trahison des milieux intellectuels. Exemple frappant, cette année : voir Buren faire des foulards Hermès à 5 000 euros pièce. Ça m’a profondément choqué. L’un des artistes les plus politiques des années 1970 se renie complètement. Même si je pense que de nos jours beaucoup d’artistes accepteraient une telle proposition. On vit dans un monde mou. Ce ne sont plus les trente glorieuses, et en même temps il existe un vrai diktat du tout va bien. Un climat optimiste bling-bling.
Subir l’état du monde
Je ne suis pas lié directement à une lutte politique, mais l’expulsion des Roms est inacceptable. Le racisme est la chose la plus déterminante. Je me méfie des artistes qui parlent de tout et de n’importe quoi. Pour moi, un artiste est forcément monstrueux, il a des choses à faire, il doit suivre ses obsessions. Si je parlais de politique, ça me distrairait trop, ça me détournerait de ce que j’ai à faire. En même temps, en tant qu’artistes, nous subissons l’état du monde. Nous subissons l’histoire, mais il faut bien se dire que même les meilleurs artistes ne changent pas l’histoire.
Coeurs battants
J’ai ouvert en juillet un espace au Japon sur la petite île de Teshima. Sont déposés là quarante mille battements de coeur enregistrés à Paris, à New York, en Corée, en Australie ou en Pologne. On peut venir les écouter au casque dans de petites cabines. Les Archives du coeur sont une oeuvre permanente. On peut même demander à écouter le coeur de quelqu’un en particulier. Ça ne rend pas la vie à ces personnes, au contraire ça souligne leur absence. Comme quand on regarde la photo d’un être disparu.
L’opéra, c’est trop
J’ai vu récemment Mathis le peintre à l’Opéra-Bastille. C’est bien, c’est beau mais le problème de l’opéra, c’est qu’il y a trop d’argent, trop de production, trop de changements de décors, avec près de quatre-vingt personnes sur scène. Je préfère des pièces plus minimales : je vais bientôt aller voir Peter Brook aux Bouffes du Nord, qui adapte La Flûte enchantée avec Franck Krawczyk. Je m’intéresse aussi beaucoup au travail de Tino Sehgal ou de Marie Cool et Fabio Balducci. A ces artistes qui lorgnent du côté du spectacle vivant mais avec la légèreté des arts plastiques.
Une expo dans une cuisine
Je rêverais de refaire des expos dans des appartements, comme en Pologne dans les années 1960-1970… Paradoxalement, je pense parfois que la pression de l’argent est aussi forte que la censure du temps du communisme. J’en ai discuté avec Hans-Ulrich Obrist, qui avait organisé une expo dans sa cuisine au début des années 1990. Il pense qu’il est de plus en plus difficile de faire ça de nos jours, qu’on se marginaliserait, que le monde de l’art est trop vaste pour ce genre d’initiatives. Je regrette un peu la notion d’utopie.
La disparition de Sigmar Polke
La mort de cet artiste en juin dernier m’a marqué. J’ai une immense admiration pour son oeuvre. Il était original, joyeux, bouffon et a ouvert de nouvelles voies au sein de la peinture, un art dans lequel on se dit pourtant que nombre de choses ont été faites. Je le connaissais peu. On avait participé ensemble à un cirque à Bruxelles : Beuys jonglait, moi je marchais sur les genoux et Polke faisait le clown.
Offenbach ou Wagner ?
Je me demande parfois, comme l’avait écrit Marcel Broodthaers à Beuys, s’il vaut mieux être Offenbach ou Wagner. La dérision ou la gravité. Le “Grand Palais” était une oeuvre assez wagnérienne, mais il n’en reste rien sinon la mémoire des visiteurs, et ça me plaît comme ça.
recueilli par Jean-Max Colard et Claire Moulène
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