Dans une première exposition personnelle, la jeune artiste officiant depuis Marseille réunie les figures dessinées ou peintes de sa sphère intime et invite à en déceler l’aura spectrale.
Un vague air de famille court d’un personnage à l’autre, à moins que ce ne soit l’inverse : tous les sujets que peint ou dessine Neïla Czermak Ichti partagent un air vague. Les yeux sont clos ou perdus dans le vide, le regard fuyant ou tourné vers le hors-champ. Chez la jeune artiste, l’un et l’autre vont de pair. La sphère intime, celle de la famille, des proches, des allié·es, est le lieu de l’abandon aux visions, et les apparitions viennent à ceux et celles qui ont déjà appris à communiquer entre eux·elles sans les mots.
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Chez celle qui se plaît à rappeler qu’à l’envers son prénom se lit “alien”, le surnaturel n’a rien de tel : la quiétude des scènes n’en est pas le moins du monde dérangée. Anges ou vampires, sphinges ou esprits peuplent des lieux déjà infusés de d’autres présences décuplées : ces images arborées en T-shirt, placardées en posters, déclinées en effigies posées sur la table de chevet. Les croyances ancestrales et la pop culture standardisée fusionnent en un panthéon syncrétique, rendant poreuses les frontières entre les corps et les images au fil de ce qui s’affirme comme stratégie de représentation.
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Celle qui rêve, se laisse hanter et peupler, convoque les spectres en grattant obstinément les contours au stylo bille ou, au contraire, en ceignant de pulvérulences colorées les masses, c’est d’abord l’artiste. Ainsi détaille-t-elle avec le même soin le masque caoutchouteux de l’enfant et le visage hiératique du père, les figures imprimées sur les vêtements et les traits de celles et ceux qui les arborent, la toile d’araignée joignant les doigts de la voyante et la mèche de cheveux s’échappant du peigne de la jeune femme.
Première expo
Le travail de Neïla Czermak Ichti, on le découvrait en 2019, lors de l’exposition de groupe Désolé à l’école municipale des Beaux-Arts/galerie Édouard Manet à Gennevilliers. L’artiste, encore étudiante aux Beaux-Arts de Marseille, y présentait ses dessins à l’encre Bic aussi gluante que le sang coagulé d’une créature sous-marine, comme première introduction à sa tératologie ordinaire.
Avec Repos à nos magiques, sa première exposition personnelle à la galerie Anne Barrault à Paris, l’artiste a augmenté son corpus de couleurs et ses dessins de peinture. À partir de premières acryliques sur papier, déjà montrées à la galerie en 2019, l’artiste s’est lancée dans le grand format en adoptant le support du drap de coton. Dépeinte en rose Stabilo et vert Monster Energy, une joyeuse cacophonie foraine (Les Anges de Porte Dorée, 2021) voisine, avec la quiétude résignée des trois âges de la vie d’un triptyque jaune mimosa et bleu méditerranéen (Aziza, naissance de maman, maison de quartier Daniel Balavoine, Bondy Nord 1967 ; Amel et Maman, ma naissance, hôpital Jean Verdier, Bondy Nord 1996 ; Cimetière de Bondy Nord 2015-Aujourd’hui, 2021).
Fluidité 2.0
Si les personnages entretiennent tous une ressemblance les uns avec les autres, déclinant autour de l’artiste un cortège transhistorique d’alter ego, c’est que son univers n’a rien des codes renaissants du carnavalesque, simple inversion des logiques du monde réel, pas plus qu’il ne ressort des “cybertypes” postmodernes, promesse fallacieuse de dissoudre les différences dans le cyberespace. Neïla Czermak Ichti, qui a grandi avec internet, a intégré la leçon de Lisa Nakamura.
Dans son étude pionnière Cypertypes (2002) entreprise dans les années 1990, alors que naissait Neïla, la chercheuse américaine interrogeait les logiques “de race, d’ethnicité et d’identité” telles que déployées en ligne, notamment à travers les avatars des jeux vidéo, expliquant comment ces “cybertypes” reproduisaient le privilège social de performer ou non leur moi. Chez l’artiste, la prétendue neutralité de la fluidité 2.0 est dépassée au profit d’une communauté élective qui ne vise pas tant à l’universalité qu’à la réinvention élargie du cercle intime – transitant par le rêve chevillé au corps plutôt que par les interfaces des médias numériques.
Repos à nos magiques de Neïla Czermak Ichti, jusqu’au 9 octobre, galerie Anne Barrault, Paris
Première monographie de l’artiste aux Éditions P. (Repos à nos magiques, 80 p., 25 €)
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