Pour les 57 ans de l’album mythique “The Velvet Underground and Nico”, Les Inrocks exhument de leurs archives l’histoire du Velvet Underground. Retour sur un groupe queer avant l’heure, au croisement de toutes les avant-gardes, qui sut redéfinir les contours de la musique rock au point de demeurer aujourd’hui encore ce monolithe noir et mystérieux.
“Je me souviens de ce concert au Rutgers où nous étions habillés tout en blanc. Avec ces films et ces lumières projetés sur scène, nous étions invisibles”, déclara un jour Sterling Morrison. Il a dit “blanc”. Cet adjectif, surprenant en ce qui concerne le Velvet Underground, n’est sorti ni de la bouche de Lou Reed ni de celle de John Cale. Ni non plus de celle de Nico, qui pourtant portait le blanc comme personne dans le groupe quand les autres étaient ostensiblement envapé·es de noir – une idée graphique d’Andy Warhol pour créer un effet d’opposition sur scène.
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Presque une idée théorique : que ces cinq musicien·nes-là ne se donnent à voir sur scène que selon des teintes qui s’opposent, des blocs qui se tirent la gueule : pas mal trouvé pour ce groupe, le seul capable de vous caresser la joue avec une fausse comptine enfantine (Sunday Morning, Pale Blue Eyes) avant d’entailler cette même joue d’un aigu de violon (The Black Angel’s Death Song, Venus in Furs, Sister Ray).
Cette petite phrase, soudaine et inattendue apologie du blanc en milieu souterrain et velouré, on la doit au guitariste du groupe. Sur les photos, Sterling, l’intègre Sterling, a toujours eu l’allure d’une colonne anthracite et taiseuse. Silhouette sombre de la tête au pied, des boots Anello and Davide jusqu’au col roulé, en passant par le jean serré, et la maigreur intoxiquée qui va avec. Il aurait voulu porter du blanc plus souvent, pour disparaître, Sterling l’obscur – le guitariste le plus modeste du monde, celui qui a arrêté de jouer publiquement après la fin du Velvet Underground ; sans doute s’était-il dit que dans cette histoire il n’était qu’un musicien d’appoint.
L’homme qui a produit sans s’effrayer cinq ans durant un son semblable à celui d’un fil barbelé que l’on passerait sur un pétale de rose (appellation contrôlée : du bruit blanc) débranche son instrument à l’été 1970, et se tait presque à jamais. Il finira par devenir prof de fac – ce qu’il avait toujours rêvé d’être. Le cas Sterling Morrison est l’exemple même de ce trauma particulier qui a frappé chaque membre du Velvet une fois l’aventure achevée, qu’il ait sauté du train en marche (John Cale, Nico, Angus MacLise) ou qu’il en ait connu chaque épisode, tous plus éprouvants, intenses, chaotiques, enlisés les uns que les autres.
À rebours
Lou Reed est celui qui a connu le Velvet de l’avant-premier jour (le début de l’année 1965, les morceaux parodiques joués d’abord seul puis avec John Cale pour des sous-labels de surf music) jusqu’à la toute dernière nuit (celle du dimanche 23 août 1970, quand Lou abandonnera la scène minuscule et déserte du Max’s Kansas City à New York, lessivé total, parvenu au bout de tout, viré de son propre groupe, de sa propre entité, par un manager véreux). L
ou Reed a quitté le Velvet sans un mot, abattu, comme on quitte un amour qui vous pétrifie de toute son intensité. Sans explication, sans se retourner, sans rien dire à personne sinon à Maureen Tucker, à qui il a fait ses adieux au creux de l’oreille, sur les marches du club – Lou a toujours eu une affection particulière pour la batteuse. Le succès planétaire d’albums solo aussi beaux et possédés que Transformer en 1972 ou Berlin en 1973 ont fait oublier qu’après avoir été éjecté du Velvet, Lou Reed est retourné vivre à Long Island chez ses parents et a travaillé avec son père, expert comptable. Durant un an, Lou Reed est devenu dactylo.
Deux ans auparavant, fin septembre 1968, c’est John Cale, l’autre membre fondateur, qui a été viré du Velvet, à la fois par Lou Reed et par un précédent manager, tout aussi véreux. Reed a convoqué les autres membres et leur a annoncé que désormais ce serait lui ou John Cale. Il·elles pouvaient faire leur choix. Il·elles ont décidé de rester avec Reed, même s’il·elles pensaient que le groupe perdrait une énorme partie de sa violence intellectuelle sans le géant gallois, son violon strident, sa basse jouée comme un clavecin et ses amplis fabriqués par ses propres soins pour obtenir le son le plus agressif possible. Cale dit avoir mis longtemps à s’en remettre, longtemps même à “réagir”. Ce sont les maux d’un traumatisme, d’une tragédie, d’une dépression.
Pourtant, vu de l’extérieur, John Cale aurait pu tout à fait mal prendre cette éviction durant quelques jours et passer à autre chose : à 26 ans, il était depuis longtemps déjà un musicien d’avant-garde confirmé dans les cercles new-yorkais, et le rock n’était qu’une toute petite partie de sa vie. Il vivait un peu son adolescence attardée avec le Velvet, et le groupe après deux albums et trois ans d’existence n’avait aucun succès.
En dehors de la Factory d’Andy Warhol (qui lui-même s’est progressivement lassé du Velvet), c’était sans doute le groupe le plus haï d’Amérique. Et en dehors de quelques grandes villes américaines, leurs albums n’étaient tout simplement pas distribués. À l’étranger, leur existence était nulle, et jamais le groupe n’a joué en Europe. Mais quitter ce groupe qui n’a jamais fonctionné que sous tension, dans des guerres fratricides d’ego, alimentées par des doses massives de speed leur tapant à chacun·e sur les nerfs, est une chose impossible.
Ceci n’est pas un groupe de rock
S’extirper du Velvet, ou en être viré dans la seconde, revenait à s’éjecter d’un trou noir, d’un champ magnétique, d’un magma en ébullition. Le Velvet a moins été un groupe de rock (que cette expression lui va mal : sans doute parce que le Velvet ne jouait pas pour un public) qu’un monstre : un maelström si violent qu’il leur a, à tous et toutes, fallu des mois d’apathie pour pouvoir revenir à la vie. La façon dont on ne sort pas indemme du Velvet en dit long sur l’intensité électrique que fut ce groupe, durant cinq ans.
Doug Yule, Judas rock, à qui l’histoire n’a pas pardonné le crime d’avoir osé continuer tout seul, en petit kapo, le Velvet après le départ de Lou Reed (et même sortir un album nul, Squeeze, en 1973, le seul disque du Velvet que les fans du groupe se refusent à acheter), a quelque peu disparu de la circulation de 1973 à 1995 (où il a accordé une interview morne et amère aux Inrockuptibles).
Etna sonique, le Velvet consume tout ce qui passe trop près de lui, à commencer par nous, ses auditeur·trices/fans, qui avons passé une vie à habiter dans le sillon de chaque disque du groupe, cette maigre poignée de choses sales : quatre albums officiels (la “Banane”, White Light/White Heat, le troisième album et Loaded, tous réalisés chaque fois en réaction au précédent), plus deux somptueux disques d’archives (VU et Another View, publiés au mitan des années 1980), mais aussi deux lives posthumes (le live au Max’s Kansas City, qui n’est pas un bon disque, sans doute parce que Maureen Tucker, enceinte, est remplacée par un batteur qui sait jouer, et 1969, à tomber).
Et autour de ça, des centaines et des centaines de pirates au son cracra mais qui sonnent tous comme un grand roman américain sur la solitude artistique : on y entend le plus important groupe du monde jouer dans des salles vides, pour des gens qui n’y comprennent rien. Lou est devenu très fort à ce petit jeu, finissant à partir de 1968 par raconter des choses souvent sarcastiques entre deux morceaux : ainsi l’introduction d’After Hours dans le live enregistré au Matrix de San Francisco, le 26 novembre 1969. Un document que l’on peut réentendre dans l’incroyable documentaire que Todd Haynes consacre aujourd’hui au groupe (lire p. 80).
Incroyable, car il émane du film un étrange effet de présence : cette histoire semble se passer là, sous nos yeux, elle éclaire les questions qui sont celles de 2021, et les cinquante-cinq ans qui nous séparent de ces silhouettes inquiétantes et noires tombent instantanément. Que dit le film de Todd Haynes ? Qu’on n’échappe pas au Velvet. Jamais. Personne, ni eux·elles ni nous.
Chaque époque, chaque jeunesse, chaque position que croit prendre la contre-culture depuis 1965 trouve dans cet anti-groupe ce qu’elle vient y chercher. On projette sur la surface du groupe chaque obsession intime. Brian Eno ne s’y est pas trompé lorsqu’il a déclaré dans les années 1970 que le Velvet n’avait peut-être pas vendu beaucoup de disques (du moins à l’époque), mais tous ceux et toutes celles qui ont acheté le premier album, celui à la banane sérigraphiée par Warhol, ont fondé un groupe dans la seconde.
À nos Velvet
Il convient à chaque génération depuis 1972 – de David Bowie jusqu’à Todd Haynes, en passant par Television, les Sex Pistols, Joy Division, Kraftwerk, The Jesus & Mary Chain, Birthday Party, Sonic Youth et My Bloody Valentine, les Pastels, Taxi Girl, de Spacemen 3 à Daft Punk, d’Aphex Twin à PNL – de rattraper une faute : le Velvet n’a pas été apprécié de son vivant. Il n’a récolté que la haine. Durant cinq ans, ce groupe, que l’on dit méchant, a apporté au monde plus de beauté qu’il n’est possible d’en avaler, et le monde est resté sourd. Quand il ne s’est pas énervé.
Depuis, on sauve le Velvet, mais chacun·e à sa façon : et il en va du Velvet comme de Proust. Il y a autant de Recherche que de lecteurs et lectrices de La Recherche. Il y a autant de Velvet Underground que de fans du Velvet. Chacun·e projette sa question : I’ll Be Your Mirror. Il y a un Velvet camé. Un Velvet camp. Un Velvet punk (dix ans avant l’heure). Un Velvet des villes. Un Velvet des champs. Un Velvet froid comme la cold wave. Un Velvet littéraire. Un Velvet pop, maigre et aigu. Un Velvet de songwriting. Un Velvet masqué tout entier par la figure de Lou Reed. Un Velvet pop art, sous influence warholienne. Un Velvet Underground and Nico, d’un glamour dangereux. Un Velvet épidémique (échappé d’un laboratoire). Un Velvet BDSM. Un Velvet TDS. Un Velvet queer.
Celui de 2021 est un Velvet qui apprend à divers endroits à décoller son histoire de la seule ombre de Lou Reed. C’est presque inattendu, mais depuis que Reed est mort en octobre 2013, il est plus facile d’y voir clair. L’apport de Cale et l’importance de certains gestes artistiques que Cale portait avec lui comme autant de définitions de l’art (jouer la même note durant vingt-quatre heures, confondre l’art et l’hypnose, placer la question du danger au centre de la musique) tendent à rééquilibrer les rôles. Ce qui rend l’aventure plus humaine : oui, le Velvet n’est pas seulement un monstre enfanté par un type aussi génial qu’atrabilaire, un violent gangrené par un manque total de confiance en soi retourné en arrogance (Mesdames et Messieurs : Lou Reed).
Il est aussi fondé sur une amitié entre deux garçons de 23 ans qui n’ont ni la même expérience des villes ni la même culture ; l’un est studieux, l’autre a été électrochoqué ; l’un ne jure que par Satie, l’autre par le rock primitif, ; les deux ont lu Burroughs, Genet, aiment les drogues dures ; l’un ne sait pas comment survivre dans une ville, New York, où il débarque à peine, quand l’autre a entamé depuis deux ans déjà une exploration de ses lieux les plus interlopes.
Plus personne ne la ferme désormais sur les pulsions homosexuelles de Lou Reed, sa passion pour les bars gays où toujours il voulait entraîner les autres (le compromis sera d’aller dans les bars réservés aux Noir·es, d’acheter de la bonne came et d’entendre la meilleure musique). Queer, le Velvet l’a été bien avant Warhol et la faune de la Factory. Avant que Barbara Rubin n’amène en novembre 1965 Warhol au Café Bizarre voir ce groupe qu’elle a découvert la semaine d’avant, Lou Reed ne se serait jamais senti autorisé à côtoyer les semi-divinités qui entouraient Warhol.
Lui, Sterling et Maureen se vivaient comme des provinciaux·iales, et Cale était un exilé gallois. Nous n’étions pas assez beaux et belles pour appartenir à la Factory, croyaient-il·elles. Reed et Cale ont longtemps pensé que Warhol leur avait imposé Nico, la beauté la plus stupéfiante au monde, pour chanter des morceaux (trois en tout, c’est peu par rapport à la trace que cela a laissée) parce que le Velvet, selon ses membres, manquait de style, d’élégance. Quand on voit les photos aujourd’hui du groupe enfoncé dans le sofa de la Factory, on est sidéré par tant d’allure, sans même parler de ce charisme méchant qui émanait de chaque membre.
Entre Jean Genet et bruit blanc
Chez Todd Haynes, ces deux Velvet (l’avant-garde artistique et le queer) s’entrecroisent et vont ensemble. Si le Velvet est resté tant de temps à la Factory, c’est que Lou Reed s’y sentait enfin lui-même. Si Warhol a compris que le Velvet avait sa place aux côtés d’un artiste pop art, c’est grâce à l’apport de Cale. Si le Velvet a été possible, alors qu’aucun format dans la musique n’était prêt pour sa folie, c’est grâce à la fusion des deux garçons.
Et, d’une certaine façon, tout ce qui intéressse Todd Haynes (et d’autres) aujourd’hui tient dans Sister Ray, ce morceau bruitiste qui est aussi un des plus grands gestes artistiques américains du siècle : une cacophonie décadente à la durée obscène (sur scène, le groupe en donnait souvent des versions qui excédaient la demi-heure) recouvrait une histoire qui, quand on l’entend maintenant, est du Jean Genet pur : “Oh, no, man, I haven’t got the time-time/Too busy sucking on a ding-dong/She’s busy sucking on my ding-dong/Oh, she does just like Sister Ray said/I’m searching for my mainline/I said I c-c-c-ouldn’t hit it sideways/I c-c-c-c-c-c-couldn’t hit it sideways/Oh do it, do it, oh just, just, just do it, bless Sister Ray sir, go on!”
Bref, c’est tout à la fois le masochisme de Venus in Furs, le réalisme de Heroin, mais mêlés à une rythmique “à la James Brown” qui finit en bruit blanc. Dans Sister Ray, défonce et travestis taillant des pipes emmènent le petit théâtre malsain de Lou Reed au point le plus exact de sa fantasmatique. Que le groupe se soit séparé au Max’s Kansas, un endroit plus connu pour sa backroom, où les travestis du Lower East Side suçaient tout ce qui bouge, que pour sa scène et ses concerts est presque une allégorie en soi.
Mais en 1970, le Velvet ne joue plus Sister Ray sur scène. Cale parti après le deuxième album, le groupe va apprendre à instiller de la terreur aux mélodies les plus simples. Les deux derniers disques contiennent des choses insensées, si on y pense. Pale Blue Eyes, Who Loves the Sun, After Hours, Ocean, Sweet Jane, Candy Says : des morceaux qui font semblant d’être sages et qui vous labourent le ventre tout en vous riant au nez.
Il y a encore aujourd’hui deux, trois crétin·es pour dire que le dernier Velvet, celui de 1968-1970, n’a plus la même force. C’est donc si difficile d’admettre que la rage a fait place ici à un peu plus de terreur refroidie. Le Velvet du troisième album et de Loaded est un groupe qui n’a plus rien : Reed a viré Cale et ne dialogue plus qu’avec lui-même ; Reed a viré Warhol et la Factory n’est plus leur cocon. Nico est partie aussi parce qu’elle ne trouvait pas sa place, sans parler des regards de haine que se lançaient sur scène Reed et Cale qui en avaient tous deux été les amant·es.
Surtout, entre 1968 et 1970, le Velvet est interdit de jouer dans tous les clubs de New York. C’est le groupe new-yorkais absolu mais qui est interdit de jouer à domicile, et il ne doit sa survie qu’à une poignée de clubs extérieurs : le Boston Tea Party à Boston, le Matrix à San Francisco, la Cave à Cleveland. C’est souvent sur la côte Ouest que le groupe est invité à jouer (et le Velvet est un groupe qui n’a jamais répété autrement qu’en jouant plusieurs sets par soir, à l’ancienne), alors même que ses membres éprouvent à l’égard des hippies, des drogues planantes et du mouvement Flower Power une répulsion totale. Le Velvet est le groupe de l’héroïne (pour les morceaux calmes, lents, effarés, ralentis) et celui du speed (pour la violence permanente, la tension, l’électricité).
Une élégance dans la férocité
En juin 1966, l’un des premiers papiers écrits sur le Velvet est une sorte de brûlot assassin paru après une série de concerts donnés à Chicago (sans Lou Reed, hospitalisé, remplacé par John Cale au chant !) : le critique du Chicago Daily Mail décrit un show qui “sent la menace, le cynisme et la perversion. Ce sont Les Fleurs du Mal, en plein épanouissement. Espérons qu’on tue tout ça avant que ça ne se répande.” OK pour la menace, le sens du danger en art comme dans la vie étant le principal sujet de conversation entre Lou Reed et Cale.
L’idée même de ce groupe mêlant rock le plus primitif, rock d’avant Presley, rythmique africaine mais maladroite jouée par une Blanche debout parfois sur des poubelles et arrangements au violon par un Gallois épris de Satie et ayant accompagné La Monte Young et Tony Conrad dans des expériences sonores proches de l’hypnose (des drones de plusieurs heures), tout cela pour habiller des textes inspirés par William Burroughs, Jean Genet ou Delmore Schwartz (le prof de Lou Reed à Syracuse), à l’époque où les Beatles, pour prendre un groupe pas nul, chantaient encore “Love/Love me do/You know/I love you”, c’est certain, cela devait empester la perversion pour quiconque tombant en arrêt sur Venus in Furs (un chant SM) ou Heroin.
Sauf Lou Reed, qui a toujours détesté l’étiquette “décadence”, préférant dire à ses contempteur·trices qu’il est “average” (“un type normal”). Que son écriture est réaliste et débarrassée de morale. Ce que vous appelez perversion est là, mais montré comme la nature même de la société et de son organisation.
Reste le cynisme. Oui, il y a férocement du cynisme dans une chanson aussi belle que Pale Blue Eyes, calme comme un dimanche matin, racontant deux amants, et cette phrase qui tombe comme un couperet : “The fact that you are married only proves you’re my best friend.” C’est le mariage de cette douceur mélodique sur laquelle on applique des mots froids parce que blessés. Cela fonctionne à peine comme un point d’ironie : une élégance dans la férocité.
D’ailleurs, Pale Blue Eyes est un morceau totalement autobiographique décrivant la liaison extraconjugale que Reed entretient avec celle qui fut sa première fiancée, retrouvée des années après, alors qu’elle s’est mariée. L’ironie panse la douleur. Il n’y a pas tellement de cynisme dans le Velvet Underground, sinon un cynisme de sale gosse s’en servant comme d’une armure. L’humour cassant de Reed est une arme contre sa propre affectation. Il suffit de voir les drogues mêmes auxquelles le groupe s’accroche : ce sont toutes des drogues dures, au plein sens du terme.
Des drogues qui vous donnent une illusion de vérité : le speed et l’héroïne ne font pas rêver, mais sonnent comme des sursauts de lucidité froide, la chose nue que la drogue fait entrevoir au junky ne joue pas comme une échappatoire. C’est plus froid que ça. D’abord parce qu’il a conscience que de cette vérité cassante que lui fait entrevoir la drogue il ne peut plus se passer, mais aussi que la drogue n’en fournit qu’un substrat qui est une illusion pire encore. Ce sont des drogues pareilles qui produisent une musique qui s’avance vers nous comme le petit morceau de viande morte qui pendouille au bout de la fourchette de William S. Burroughs dans Le Festin nu.
L’ironie, John Cale, qui n’est pas le moins junky du lot (seule Maureen Tucker s’est tenue éloignée de la dope dans le groupe), la refuse. Elle est contraire à la conception même qu’il se fait de la musique, répétant très tôt qu’“il n’y a pas de futilité dans le rock’n’roll. Trop urgent pour ça. C’est l’expression de quelqu’un qui veut communiquer avec quelqu’un d’autre”.
Cette envie de communiquer la réalité d’une ville sous tension est la source même de l’honnêteté brutale dont le Velvet a fait son arme dès les premiers jours, quand le groupe répétait dans un immeuble délabré de Ludlow Street, avec à l’époque pour batteur un génie ésotérique (on a mis cinquante ans pour le savoir) : le poète et musicien Angus MacLise, qui était tellement radical qu’il a tout de suite mis Reed et Cale en dehors du circuit rock des bals et des bars – rappelons que MacLise a quitté le groupe le jour même où ils ont trouvé leur premier engagement : “Vous voulez dire que l’on va jouer à heure fixe et pour de l’argent ? Si c’est ça, je me casse !”
Magnétisme noir
Plus tard, Sterling Morrison se souviendra que si tant de jeunes groupes continuent d’aduler le Velvet, c’est pour son intransigeance. Sa musique fait effectivement toujours office à la fois de point d’interrogation jeté à la gueule du monde et de modèle pour ne pas sombrer dans les pièges, toujours les mêmes, que la société tend à sa jeunesse pour qu’elle vieillisse en se compromettant.
Rien n’a altéré la puissance négative du Velvet ; ni la publicité (Sunday Morning pour vendre des voitures diesel, on a connu), ni l’insuccès (de son vivant, le Velvet n’a même pas été à la mode quinze minutes), ni le succès galactique tardif (il s’est écoulé des millions de bananes), ni le warholisme (Warhol est un génie, mais le warholisme est une plaie), ni la muséification (une exposition à La Villette en 2016, un documentaire de Todd Haynes diffusé en octobre) n’ont pu la calmer. L’étoile noire continue de faire peur. Le Velvet est toujours opaque. Le presbytère n’a rien perdu de son charme, ni le jardin de son éclat.
Un groupe tout le temps en noir qui se souvient surtout de la beauté de la fois où il a joué en blanc. Un groupe supérieur, le sachant. Un groupe hautain et infect. Un groupe encerclé par les drogues les plus antipathiques. Un groupe craint de tous et toutes et qui a surtout su se dévorer lui-même. Un groupe qui jouait pour lui-même et qui a commencé sur scène en tournant le dos à chacun·e. N’a-t-on pas trouvé de meilleure façon de se faire aimer ? Ce que le Velvet a appris au monde, ce n’est pas une certaine idée du songwriting (la perfection à tous les niveaux), ni une certaine idée du bruit blanc, mais ceci, de crucial : nous ne désirons que ceux et celles qui n’ont aucune envie, à aucun instant, d’exprimer envers nous leur désir.
Le Velvet a été l’assemblage éphémère (cinq ans) d’hommes et de femmes hostiles, et ça nous rend fou aujourd’hui encore, autant de magnétisme, une seule note arrogante jouée durant tant d’années, et rien pour contredire la rumeur : les journalistes qui, toute leur vie, ont couru après chaque ancien·ne membre du Velvet Underground pour savoir s’il·elles étaient comme dans leurs disques, des gens doux, doux comme des comptines, mais qui par timidité maladive se sont ensevelis sous les larsens et la poudre, en ont pris pour leur grade : ces journalistes ont été humilié·es en public, jeté·es en dix secondes, passé·es à tabac mentalement.
On leur avait bien dit que Lou Reed était un connard, que John Cale était infect, que Nico n’en avait rien à foutre de rien en dehors de la dope et de ses disques, tous et toutes ont voulu y croire. Il·elles étaient fans jusqu’à l’os. Il·elles ont eu droit à ce que le Velvet réservait à tout le monde, à commencer par ses fans : un exercice de soumission en public. On n’emprunte pas pour rien son nom à un roman SM trouvé dans le caniveau.
En tout, le Velvet a quelque chose de la domination. Ça a parfois donné des choses hallucinantes : comme cet entretien entre Lou Reed et le rock critic Lester Bangs, paru en mars 1975 dans Scream (sous le titre “Louons maintenant les célèbres nains mortifères ou Comment je me suis castagné avec Lou sans m’endormir une seule fois”), où les deux s’insultent copieusement, la seule forme d’amour qu’ils arrivent à communiquer, au fond dingues l’un de l’autre. Le Velvet nous aura injecté ça, tout au moins : l’art du paradoxe. Comme si, gravé sur un plateau de vinyle noir, vous pouviez entrevoir une idole, Dieu, et vous dire quand même que ce scélérat originel a un ”grand sens de la honte”.
I’ll Be Your Mirror: a Tribute to the Velvet Underground and Nico (Verve/Virgin Records). Sorti depuis le 24 septembre.
The Velvet Underground de Todd Haynes. Sur Apple TV+ le 15 octobre.
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