Après des années en survie artificielle, Noir Désir vient d’annoncer sa séparation. Une fin à l’image de la carrière unique de ce groupe propulsé par le chaos et l’urgence. Récit.
« On se sent assez proches d’écrivains comme Faulkner, Selby ou Tennessee Williams. Dans leurs livres, dans nos morceaux aussi, les gens sont damnés dès l’origine.” Le groupe qui crâne maladroitement dans Les Inrocks en 1987 vient de sortir son premier mini-album, Où veux-tu qu’je r’garde. Il est totalement inconnu, vient de Bordeaux et s’appelle Noir Désir.
Leur chanteur exalté ne le sait pas encore mais cette citation va concerner aussi son groupe. Presque un quart de siècle plus tard, on mesure l’extension du domaine de la chute. Le pacte avec le malheur passé par Bertrand Cantat est vertigineux : de l’ordre de l’indicible. Mais nous ne sommes pas là pour refaire l’histoire, comme d’autres refont le match avec la même incompétence braillarde. Ce serait d’une parfaite indécence pour tout le monde.
Dans un communiqué publié la semaine passée, Serge Teyssot-Gay, le guitariste du groupe, annonçait son départ de Noir Désir. L’écriture bouillonnante sent la note griffonnée rageusement sur une nappe, dénote l’exaspération plus que la réflexion. La frustration remonte pourtant à loin. Le guitariste le savait pertinemment : avec cette déclaration, il signait l’arrêt de Noir Désir. Les trois autres membres, dans des mots signés par Denis Barthe, ne pouvaient le lendemain qu’entériner cette mort soudaine.
Dans son communiqué, Serge Teyssot-Gay évoque des “désaccords émotionnels, humains et musicaux avec Bertrand Cantat”. On ne peut que se réjouir des différends musicaux : ils nourrissent depuis très longtemps les meilleures chansons de Noir Désir, où s’opposent deux conceptions extrêmes du rock – l’implosion et l’explosion. Noir Désir y inventait une grammaire neuve et turbulente pour le rock d’ici. Chanter des hymnes furieux en un français digne, poétique et politique : des centaines de groupes allaient s’engouffrer dans cette brèche, qui repoussait une fatalité ancestrale, voire une malédiction.
Beaucoup de ses héritiers réduiront la leçon de Noir Désir à une caricature, à quelques traits grossis au marqueur noir : le poing levé, le chant agité, les guitares convulsives. Très peu parviendront à ce niveau de tension, d’urgence et de toxicité. Noir Désir deviendra ainsi une écrasante statue du Commandeur qui, finalement, aura plus inhibé que libéré le rock français – à la façon d’un Gainsbourg.
Pour se défaire de ses propres clichés, le groupe sortait en 2001 Des visages des figures : le courage remplaçait la rage, sur un album en faux calme, constamment au bord de l’éruption, mais apprivoisant la bête en un prodigieux exercice de maîtrise de l’électricité. “Les désaccords musicaux” se transformaient en accords majeurs dans la discographie du groupe : la tension était palpable mais le groupe l’avait canalisée comme jamais dans des chicanes, des dédales, des montagnes russes. “Je n’ai pas peur de la route, faudrait voir, faut qu’on y goûte”, chantait Bertrand Cantat d’une voix neuve, réparée, apaisée sur le plus gros tube du groupe, Le vent nous portera.
Noir Désir jouira jusqu’à l’ivresse de cette liberté gagnée à force d’aplomb, d’audace : il était allé voir ailleurs s’il n’y était pas et il y était. Soudé par cet insolent défi à lui-même, à ses fans, à son histoire, Noir Désir pouvait alors envisager l’avenir avec sérénité – un mot qu’on ne pensait jamais pouvoir lui associer. Le groupe avait vaincu son adolescence, ce mélange de furie, de colère, d’inconscience, d’intensité, d’insouciance et de gravité exacerbée.