Deux écrivains-phares de la rentrée scrutent chacun d’un côté de l’Atlantique la même page sombre de leur histoire nationale et de l’Histoire : la traite des Noir·es venu·es d’Afrique.
Que l’esclavage ait été notoirement organisé par deux pays qui mirent au cœur de leur philosophie, de leurs valeurs, les droits de l’homme et les Lumières ; que la France et les États-Unis aient ainsi été dans une contradiction totale entre le progressisme affiché de leur révolution démocratique d’un côté, et la réalité atroce – au même moment – de la traite et de l’exploitation des Noir·es d’Afrique de l’autre, est l’un des thèmes passionnants qui traversent autant La Porte du voyage sans retour de David Diop que La Danse de l’eau de Ta-Nehisi Coates.
Après avoir, dans Frère d’âme (Prix Goncourt des lycéens 2018 et Man-Booker Prize 2021) redonné, leur place dans notre récit national aux tirailleurs sénégalais partis se battre aux côtés des Poilus en 1914-1918, c’est une autre figure oubliée de l’histoire de France que l’écrivain franco-sénégalais fait revivre dans son troisième roman.
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Le naturaliste Michel Adanson (1727-1806) fut le premier Français à partir en Afrique, au Sénégal, non pour y prêcher Dieu ou conquérir des territoires, mais pour étudier la faune et la flore locales. Sa fille découvre à sa mort, dans ces “cahiers secrets” qu’il lui a adressés, la vie cachée de ce père inconnu qui débarqua, jeune homme, au royaume wolof, se lia d’amitié avec les “nègres” infréquentables, apprit leurs coutumes et leur langue. “Celle-ci vaut bien la nôtre”, écrit-il à sa fille.
En lutte avec son Dieu catholique autant qu’avec le rationalisme érigé en modèle de civilisation, Adanson comprend que ces “bons sauvages” sont, à certains égards, plus civilisés que ses compatriotes. “Qu’ils n’aient pas construit de bateaux pour venir nous réduire en esclavage et s’approprier nos terres d’Europe ne me parait pas être une preuve de leur infériorité, mais de leur sagesse.”
Un entre-deux
Ce sont ces esclaves débarqués d’Afrique, de l’autre côté de l’Atlantique, dont Ta-Nehisi Coates retrace l’histoire dans La Danse de l’eau. L’essayiste et journaliste afro-américain est notamment connu pour Une colère noire (Autrement, 2016), brûlot qui inspira à bien des égards le mouvement Black Lives Matter et transforma le débat national aux États-Unis, en révélant les sentiments de dépossession physique ressentis dans sa communauté face aux brutalités policières et aux discriminations de toutes sortes. Malgré certains défauts caractéristiques d’un premier roman (il démontre plus qu’il ne montre, et s’égare parfois en intrigues secondaires), La Danse de l’eau est un livre sensible, audacieux.
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Il séduit par ses descriptions splendides, ses personnages complexes, ses phrases qui se déploient comme un refrain entêtant. Coates a, tout comme Diop, l’intelligence d’explorer ces entre-deux où les frontières entre Noir·es et Blanc·ches et entre Bien et Mal deviennent poreuses, voire s’inversent. Bâtard issu d’une union honteuse entre une esclave et son maître, son héros Hiram est ce jeune métis dont les alliés viendront parfois du bord qu’il considérait comme celui de ses ennemis.
Le roman donne également un rôle-clé au surnaturel, ce pouvoir mystérieux qu’Hiram a hérité de sa mère, tout comme Michel Adanson en viendra, dans La Porte du voyage sans retour, à accepter l’existence du faru rab, cet “esprit animal” qui veille sur celle dont il tombe éperdument amoureux, l’énigmatique Maram, femme perdue condamnée à la “porte du voyage sans retour”, l’île de Gorée d’où l’on pourrait l’emmener vers l’Amérique.
Identité
Comment expliquer que ces récits d’esclaves datant d’il y a deux siècles ressurgissent ainsi dans la littérature contemporaine ? On pourrait citer la façon dont les États-Unis, comme la France, regardent enfin depuis quelques années ces pages sombres de leur histoire en face, mais il y a sans doute autre chose.
À l’heure où “l’identité” est revendiquée et parfois brandie de façon caricaturale, comme si l’on était totalement “Noir·e” ou totalement “Blanc·che”, à l’heure où l’histoire et la mémoire sont instrumentalisées de toutes parts, Diop et Coates semblent partager un même message subliminal : seule la fiction, la littérature, permet de sonder les âmes et les cœurs dans tous leurs paradoxes, leurs apories, leurs mystères, afin de révéler les antagonismes, les luttes et l’exploitation brutale, mais aussi les filiations et les affinités qui lient l’Afrique, l’Europe et les États-Unis depuis plus de deux siècles.
La Porte du voyage sans retour de David Diop (Seuil), 320 pages, 19 euros. En librairie. La Danse de l’eau de Ta-Nehisi Coates (Fayard), traduit de l’anglais (États-Unis) par Pierre Demarty, 480 pages, 23 euros. En librairie.