En 79, Depardon filme l’hôpital de San Clemente : une vision spectrale et hivernale de l’univers psychiatrique.
{"type":"Pave-Haut2-Desktop"}
Après une série de photos effectuées en 1977 dans un hôpital psychiatrique qui occupe depuis 1880 San Clemente, une petite île vénitienne, Raymond Depardon décide d’y retourner deux ans plus tard avec une caméra et un magnétophone. Il est au cadre, caméra à l’épaule, et Sophie Ristelhueber, qui signe le film avec lui, tient le Nagra et le micro. Image en noir et blanc, son fruste… On pense tout de suite à La Moindre des choses de Nicolas Philibert, tourné à la clinique psychiatrique de Laborde et sorti cette année. Et pourtant, les deux films ne se ressemblent pas ; autant le film de Philibert, posé et construit, est estival, presque joyeux, autant le film de Depardon, brut de décoffrage, est hivernal, spectral. L’image, constituée en grande partie de plans-séquences, donne l’impression d’émaner d’une caméra de surveillance erratique qui filme tout ce qui se présente, suivant les allées et venues des pensionnaires, faisant des détours brusques en fonction des micro-événements qui surviennent çà et là sur son passage (un avion qui passe, un écran de télé)… Un filmage qui souligne la liberté physique dont jouissent les pensionnaires. Une liberté très déstructurée, dirait-on, qui laisse les fous face à leur moi envahissant. Le film nous présente en même temps cette microsociété parallèle, presque autarcique, comme une crèche pour vieux enfants, une grande famille dont le cameraman fait presque partie : on lui offre une cigarette, on fait la bise à la preneuse de son, une mégère les chasse avec un balai… Si certains pensionnaires ont un discours et un comportement franchement incohérents, d’autres tapent le carton comme s’ils se trouvaient dans un bistrot de quartier : un joueur, ex-gondolier, explique qu’il est là pour cause d’alcoolisme et qu’il s’y trouve bien. Chacun vaque à ses occupations selon ses moyens : les compulsifs se laissent aller à leurs compulsions ; les autres bricolent, livrés à eux-mêmes. Mais cette vie familiale est en fait factice, stérile, sans but, comme le montrent les diverses déambulations des uns et des autres dans la vaste salle des pas perdus que figure l’établissement. Voilà peut-être la grande différence avec le film de Philibert, qui montrait soignants et malades unis autour d’un projet commun : les répétitions d’un spectacle de fin d’année. Si ce film était gombrowiczien malades et soignants triturant le langage par le biais de la représentation d’une pièce de Gombrowicz , celui de Depardon et Ristelhueber est franchement beckettien. Et donc poétique… L’œil de Depardon compose un récit sans commentaire, sans dramaturgie, sans volonté didactique. La simplicité des moyens, l’absence de ligne directrice évidente, la rigueur des plans dans leur durée produisent l’effet inverse d’un simple reportage : le film devient avec le risque d’esthétisme que cela comporte un objet éminemment artistique.
{"type":"Banniere-Basse"}