La courte période américaine du grand maître allemand du cinéma muet, F. W. Murnau, éditée en coffret collector. Sublime à jamais.
A ma droite, le chef-d’oeuvre absolu, censé marquer la rencontre historique entre l’expressionnisme allemand et les studios hollywoodiens, celui dont tout cinéphile ne doit prononcer le nom qu’en baissant religieusement les yeux : L’Aurore.
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A ma gauche, un film abandonné par son réalisateur en cours de production, massacré à sa sortie, dans une version parlante réduite d’un tiers, et dont on ne retrouva une copie intégrale qu’à la fin des années 1960 : City Girl.
Entre les deux, à peine deux ans, le temps du séjour américain du cinéaste allemand F. W. Murnau.
Rarement, dans l’histoire pourtant dramatique du septième art, une chute fut aussi violente et rapide. Il faut dire que ces deux années, 1927-1929, furent traversées par une des plus grandes révolutions qu’ait connues l’industrie des images en mouvement : le passage du muet au parlant.
Quand William Fox fait venir Murnau aux Etats-Unis, il l’accueille ainsi en maître incontesté d’un art tout à fait spécifique : celui de faire parler des images muettes grâce aux seuls mouvements de caméra et aux jeux d’ombres et de lumières. C’est cette science unique dont le réalisateur a déjà fait la preuve dans ses chefs-d’oeuvre européens (Nosferatu, Le Dernier des hommes) que le producteur achète à grands frais avec l’espoir que son pool de réalisateurs prestigieux (Hawks, Ford, Borzage) saura en tirer profit.
Et le moins que l’on puisse dire est que Murnau démontre une nouvelle fois l’étendue de ses talents pour son premier film tourné sur le sol californien, ce chant de deux êtres humains baptisé L’Aurore. Entre autres merveilles, il y a un travelling nocturne, quand le mari adultère va retrouver la tentatrice venue des villes, qui déploie une arabesque si énigmatique, à travers la lande brumeuse et les bosquets de joncs, qu’on n’arrive toujours pas, malgré les années, à en percer le chiffre.
Mais le relatif insuccès du film et l’arrivée, donc, du parlant ébranlèrent rapidement le statut de Murnau à Hollywood. Son second film, Four Devils, est frappé lourdement par les nécessités nouvelles de la sonorisation. Aujourd’hui perdu, il n’en reste que quelques dessins préparatoires et photos de plateaux, réunis ici dans un précieux bonus.
Quant au troisième, un changement de titre, imposé par la production (de Our Daily Bread à City Girl), persuada le réalisateur, en cours de tournage, que la grande « ode sur le blé » qu’il avait en tête était définitivement compromise. Après avoir rompu à l’amiable son contrat avec la Fox, il mit littéralement les voiles vers Tahiti pour son dernier projet, le sublime Tabou, un an avant l’accident de voiture qui allait lui coûter la vie.
« City Girl », œuvre magistrale et singulière
Cet enchaînement si brutal et confus d’événements conduisit, pendant longtemps, les adorateurs de Murnau à glisser directement de L’Aurore à Tabou, en passant par pertes et profits le reste de sa production américaine. Depuis quelques années, cependant, la redécouverte de City Girl et sa restauration obligent à rajouter une étape fondamentale dans le parcours déjà légendaire du cinéaste.
En effet, quels que furent les aléas de la postproduction (on ne sait même pas si Murnau eut l’occasion d’en voir une version achevée), le film se détache aujourd’hui comme une oeuvre à la fois magistrale et singulière.
City Girl ne se contente pas de rejouer, en l’inversant, le schéma narratif de L’Aurore (une histoire d’amour prise entre ville et campagne). Il est aussi, selon les termes du cinéaste, son premier film « américain ». Toute la technique expressionniste et l’esprit même du romantisme allemand y sont entièrement reformulés dans un moule nouveau. Les personnages principaux ne sont plus des « déshérités éternels » mais des working class heroes. Ils ne travaillent plus dans une ferme médiévale mais dans une exploitation agricole dont la survie est soumise au cours de la Bourse. Et leurs reflets sur les murs ne sont plus des projections fantastiques mais des ombres précises.
Ce réalisme inédit, loin de nuire à la qualité du film, lui confère un lyrisme unique. Et, travelling pour travelling, on peut considérer que le mouvement d’appareil qui accompagne la course des nouveaux mariés à travers champs est d’une limpidité qui rivalise, en beauté pure, avec les boucles savantes de L’Aurore.
Le plus mystérieux ici est qu’en changeant brusquement ses références picturales, en passant de Caspar David Friedrich à Grant Wood, Murnau invente une vision, poétique et exacte, de l’Amérique que l’on retrouvera, plus tard, chez les photographes de la Dépression (Walker Evans) comme chez un cinéaste tel que Terrence Malick. Impossible ainsi, face à City Girl, de ne pas penser aux Moissons du ciel, comme l’analyse finement, en bonus, le chef opérateur John Bailey.
C’est ce Murnau imprévu, metteur en scène des grands espaces, que l’on découvre, enfin, aujourd’hui. En plus des bonus déjà évoqués, il faut signaler également l’apparition spectrale de Jean Douchet, filmé en noir et blanc, comme « le dernier des hommes » de la cinéphilie.
Patrice Blouin
L’Aurore (Carlotta), édition ultime, 2 DVD, 19,99 euros ; City Girl (Carlotta), édition collector, 1 DVD, 19,99 euros ; Murnau : L’Aurore, City Girl (Carlotta), coffret collector limité, 2 Blu-ray + 1 DVD, 34,99 euros
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