Dans une nouvelle enquête vertigineuse de noirceur, le limier Philippe Jaenada rouvre le “cold case”de Lucien Léger, du nom de cet homme condamné à 41 ans de prison pour le meurtre d’un enfant au milieu des années 60. Piégeur.
Les choses qui “grincent”, Philippe Jaenada n’aime pas ça : les approximations, les apparences trompeuses, les témoignages qui divergent. Comme de minuscules grains de sable dans la mécanique bien huilée de l’Histoire, ces petites anomalies de dossier, ça chiffonne l’archiviste un brin maniaque qui se cache en lui. Ça le gratte.
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Dans le passé, ça a grincé pour Bruno Sulak (Sulak 2013), pour Pauline Dubuisson (La Petite femelle, 2015), pour Georges Arnaud (La Serpe, prix Femina 2017). Quand on a voulu faire du premier un braqueur mégalo et dangereux, de la seconde une arriviste calculatrice et meurtrière, du dernier un héritier arrogant assoiffé de sang. Ça a crissé, craqué, sonné faux comme une note malheureuse dans la partition implacable de la justice.
Obsession
À l’origine, avant de devenir le hardi limier de lettres françaises, Philippe Jaenada était romancier. Ça a formé l’homme à se méfier des jugements hâtifs, des moules étriqués qu’on veut imposer aux gens, des vérités trop simplistes. Dans les bonnes histoires, Jaenada le sait, les choses sont souvent plus complexes qu’en surface, les protagonistes rarement ce qu’elles ou ils déclarent être sur l’honneur. Dans l’ombre des détails, ce n’est pas le diable qui se cache, c’est plus souvent la vérité, parfois la lumière. Alors, plongé dans les ténèbres qui grincent, Philippe Jaenada traque les infimes éclats de celle-ci, les “possibilités d’éclaircissements”.
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C’est dans l’opacité noire d’une nuit de printemps en forêt que tout commence ici. Dans le bois de Verrières au sud de Paris. À l’aube du 27 mai 1964, le corps du petit Luc Taron, 11 ans, est retrouvé sans vie. Fugueur, le garçon avait disparu depuis la veille. Les indices sont minces, mais bientôt, un corbeau inonde de lettres malsaines la police, les médias et même les proches de la victime. Auto-baptisé “L’Étrangleur”, il revendique le meurtre de l’enfant, menace les parents, se vante et provoque les autorités. L’affaire captive, fascine et terrifie la société française des années 1960.
Vrai ou faux aveux ?
Au bout d’un mois, le monstre est arrêté : il s’appelle Lucien Léger. Infirmier de 29 ans, l’homme avoue rapidement le crime, mais après quelques mois, il se rétracte, déclare finalement assumer la rédaction et l’envoi des lettres mais plus l’infanticide. Dans les multiples variantes de ses aveux, il pointe toutes les incohérences de l’instruction, implique une foule de personnages énigmatiques, parfois introuvables, souvent “modianesques”, évoque un complot international. Après plusieurs procès, il échappe à la peine de mort, mais écope d’une condamnation à perpétuité. Jusqu’à sa mort, après 41 ans de prison, il clamera son innocence. Grincements.
Alors, près de six décennies après l’affaire, Jaenada s’est employé à en traquer les dissonances, à rattraper et corriger les déraillements de la machine. L’entreprise est titanesque, déployée sur plus de 700 pages captivantes et fascinantes. Mais au-delà de l’enquête minutieuse, obsessionnelle, c’est la lumière qui guide ici l’auteur. Cette minuscule note d’humanité échappée des ombres qu’aucun monstre n’a réussi à étouffer, cette histoire d’amour qui traverse les époques et les tragédies en sonnant triste mais en sonnant fort, juste et beau. Et ça, Jaenada, ça l’apaise.
Au printemps des monstres de Philippe Jaenada (Mialet-Barrault), 752 pages, 23 euros.
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