Vendue à grands coups d’arguments technologiques - son remasterisé, nouveaux effets spéciaux, ajout de quelques scènes -, la réédition de La Guerre des étoiles, la trilogie de George Lucas, dissimule une stratégie commerciale inédite fondée sur le grand retour du même.
La sortie en 1977 du film de George Lucas, La Guerre des étoiles, premier volet d’une trilogie vouée au succès, allait indiscutablement constituer une date dans l’histoire du cinéma américain contemporain. La Guerre des étoiles marque, en effet, la fin d’une période riche et insaisissable, une période de crise, de désarroi et de confusion idéologique mais aussi d’expérimentations formelles, d’inventions narratives, de relectures inspirées des genres et des auteurs classiques, de critiques politiquement radicales, dissimulées parfois derrière des produits de série B. En découvrant aujourd’hui la série, il est étonnant de voir ce qui, dans le premier épisode, relevait encore inconsciemment d’une manière « ancienne » de faire du cinéma. La nonchalance vaguement ennuyeuse du début du film le rattache à la période précédente. Ces « défauts » disparaîtront entièrement des épisodes suivants, L’Empire contre-attaque et Le Retour du Jedi. Le succès rencontré par la première partie de la trilogie de George Lucas mettra définitivement un terme aux années 70. Tout rentrera désormais dans l’ordre.
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Il a été complaisamment dit que le cinéma des wonder boys américains Lucas et Spielberg, qui bouleverseront de fond en comble les règles de l’entertainment hollywoodien allait marquer la fin d’une période d’errance morale. L’Amérique qui doute va disparaître pour laisser la place à l’optimisme conquérant des années Reagan. La trilogie de Lucas mais aussi la série des Indiana Jones signée Spielberg seront vues (et s’avoueront telles) comme des entreprises de restauration idéologique, comme un retour à une tradition perdue. « Le retour de la grande aventure » n’est-il pas le slogan publicitaire du premier Indiana Jones, Les Aventuriers de l’Arche perdue ? Comme par hasard, la sortie de La Guerre des étoiles allait coïncider avec le moment où le grand spectacle hollywoodien s’emparait de la guerre du Vietnam, condamnée au silence pendant plusieurs années, à l’exception de quelques productions indépendantes. Le conflit deviendra, en quelques mois, une formidable machine à fictions. Voyage au bout de l’enfer de Michael Cimino, Le Merdier de Ted Post, Apocalypse now de Francis Ford Coppola, Le Retour d’Hal Hashby vont, entre autres, sonner la fin du deuil.
La Guerre des étoiles relève d’un genre dont l’équivalent littéraire est pourtant en crise depuis des lustres. Le space opera est effectivement vu par les amateurs de science-fiction comme la sous-catégorie archaïque et infantile d’une paralittérature parvenue dans les années 60, puis au-delà, à une maturité et à un questionnement constant. Le projet avoué de Lucas est en tout cas de recréer une forme de cinéma périmée, de refaire les serials des années 30 et 40 comme la série des Buck Rogers ou des Flash Gordon dont l’équivalent avait émigré à la télévision (la série Star Trek). La Guerre des étoiles tente, avec davantage de moyens, de retrouver une naïveté perdue. Alors que l’âge classique du cinéma américain était parvenu, dans ses dernières années (disons la fin des années 50), à un certain degré de complexité, les nouveaux cinéastes hollywoodiens vont s’emparer des structures léguées par leurs ancêtres et achever d’en extirper toute subtilité. Le scénario de La Guerre des étoiles pourrait ainsi être vu comme la transposition du récit de La Prisonnière du désert de Ford (deux hommes partent à la recherche d’une femme enlevée) mais dépecé jusqu’au squelette. Il a été alors facile de rapprocher cette tentative de résurgence d’un passé révolu avec le projet idéologique de Reagan qui prendra le pouvoir trois ans plus tard. Le film de Lucas semble être le prototype de l’œuvre optimiste, aux ressorts dramatiques simples, au manichéisme évident, susceptible de fédérer un public mondial, toutes classes sociales et tranches d’âge confondues. L’univers décrit dans la série de Lucas s’accorde volontiers avec une vision simple du monde : quelques rebelles luttent contre un pouvoir totalitaire (l’Empire) qui évoque autant les nazis que le stalinisme. « L’Empire du Mal » sera, on s’en souvient, la façon dont Reagan désignera l’URSS dans le moment de réchauffement de l’affrontement des blocs au début des années 80. Mais tout comme la tentative de Reagan n’était que « la résurrection en trompe-l’œil de la scène primitive américaine » (Baudrillard), le projet des Lucas-Spielberg ne sera que celui d’une reconstitution anachronique, d’un revivalisme parodique. Ils inventent le néocinéma hollywoodien, dont la fausse candeur ironique prouve l’impossibilité de retrouver un secret perdu.
La Guerre des étoiles marque la volonté de l’industrie hollywoodienne de s’adapter au public d’enfants et d’adolescents qui représente de plus en plus, à ce moment-là, l’essentiel des spectateurs de cinéma. La trilogie de George Lucas raconte souterrainement une quête initiatique digne d’un conte, la recherche d’une paternité. Luke Skywalker, le héros, découvre qu’il est le fils du tyran qui le poursuit. Guidé par le fantôme d’une figure paternelle exemplaire (Alec Guinness), il affronte son véritable géniteur. La paranoïa adolescente soutenue par le rêve d’un père idéal fonctionnera comme une des clés essentielles du succès du film. Une telle structure sera d’ailleurs largement utilisée dans les productions américaines des années 80. On peut notamment la trouver jusque dans Le Cercle des poètes disparus qui fut un immense succès en 1989.
Spielberg avouera un jour réaliser des films destinés à être revus sans cesse. Si la relecture de livres est destinée, selon Barthes (dans S/Z ), à des « catégories marginales de lecteurs comme les enfants, les vieillards ou les professeurs », les visions répétées du même film qui engendrent à chaque fois un nouvel acte de consommation seront encouragées par le marketing hollywoodien. Il s’agit d’étendre à l’ensemble du public de cinéma le plaisir enfantin de la réitération des actions agréables, variante de ce que Freud appelait dans Au-delà du principe de plaisir (1920) une « compulsion de répétition ». L’existence d’un deuxième puis d’un troisième marché (la vidéo puis la télévision) est désormais conçue comme le lieu d’un retour du même et moins comme la possibilité d’une consommation spécifique. La réédition rituelle de ces films après un lifting éventuel procède de la même logique. Spielberg ressortant Rencontres du troisième type avec des séquences supplémentaires, Lucas réexhumant sa trilogie augmentée de quelques trucages au goût du jour, obéissent à la même logique. Depuis vingt ans, le cinéma américain est devenu un vaste réservoir à remakes. Il entretient avec son histoire un rapport étroit passant de la démystification critique des années 70 à la simulation ironique, d’un vouloir-défaire à un vouloir-refaire. Lorsque les studios Disney ressortent les longs métrages d’animation à la faveur des diverses vacances scolaires, il s’agit essentiellement de permettre à une nouvelle génération d’enfants de découvrir des films qui n’avaient pas été vus. Les nouvelles logiques de la réédition commerciale sont différentes : il s’agit de permettre au spectateur de revoir les mêmes films. Avec la ressortie des trois épisodes de La Guerre des étoiles, Hollywood réalise le remake parfait, celui qui s’identifie totalement avec son modèle.
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