De la dictature argentine au Londres des seventies, la romancière saisit les bouleversements du monde et des êtres dans un grand roman gothique.
Un père et son fils traversent l’Argentine par la route, en fuite. La mère de Gaspar vient de mourir dans des circonstances mystérieuses ; le jeune garçon a hérité de ses parents ce don qui est aussi une malédiction : il entend des voix et communique avec les morts. Une société secrète l’appelle et le traque, car il fait partie des rares “élus” qui peuvent entrer en lien avec l’au-delà.
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Notre part de nuit est le premier roman de Mariana Enríquez, enfin traduit en France. Si la mort, l’obscurité, les démons hantent ces quelque huit cent pages, ce sont surtout les croyances, les superstitions, les mythes de son pays et de sa culture que l’écrivaine argentine invoque, entre catholicisme baroque et dieux ancestraux.
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L’atmosphère étouffante d’un monde dominé par le profit
Elle mêle le macabre au lyrique, l’épouvante à l’absurde, dans ce style envoûtant qui fait d’elle l’une des romancières les plus respectées d’Amérique latine aujourd’hui. Elle s’inscrit aussi dans la tradition du réalisme magique, comme ses compatriotes Jorge Luis Borges, Julio Cortàzar ou le Chilien Roberto Bolaño. La réalité n’est qu’une illusion, le surnaturel est partout présent, il suffit de creuser la surface des choses.
Du Londres de Bowie à la dictature militaire argentine, Notre part de nuit plonge donc dans des rituels étranges – sacrifices humains, messes noires – avec, en toile de fond l’atmosphère étouffante d’un monde dominé par le profit, la corruption, la peur. Le livre se déploie lentement, ensorcelle par des pages de descriptions splendides, des scènes sidérantes et effroyables, comme cette opération à cœur ouvert pour sauver la vie d’un gamin, belle comme un tableau de Vélasquez.
Un exercice de déchiffrement qui permet de déceler des signes dans le plus anodin
C’est autant dans des détails infimes, la couleur d’un ciel, les réminiscences d’un rêve lointain, que se niche parfois le sens profond des choses. La lecture devient alors un exercice de déchiffrement qui permet, tout comme ce père et ce fils médiums, de déceler des signes dans le plus anodin, le plus trivial. Enríquez réalise enfin ce tour de force de nous faire croire en des spectres et autres incarnations du Mal, sans leur opposer pour autant une quelconque figure religieuse du Bien.
Au-delà du fantastique, c’est surtout un livre sur la difficulté d’être père, et l’indépassable conflit des générations. Il rappelle in fine cette vérité cruelle : les personnes capables d’empathie (que symbolisent ces médiums) sont aussi celles qui souffrent le plus, parce qu’elles ressentent, presque malgré elles, les douleurs des un·es et des autres.
Notre part de nuit de Mariana Enriquez, traduit de l’espagnol (Argentine) par Anne Plantagenet (éditions du Sous-Sol), 768 p., 25 €. En librairie depuis le 19 août
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