Ce surdoué de la littérature du réel retrace le destin brisé de Toumany Coulibaly, sprinter médaillé le jour et cambrioleur la nuit. Une investigation en clair-obscur dans laquelle il interroge les chances que chacun a ou non dans la vie.
Soixante-douze secondes. C’est le temps qu’il faut à Mathieu Palain pour abattre un honorable 400 mètres sur piste. À titre de comparaison, les athlètes de haut niveau passent sous la barre des 50 secondes, les champion·nes sous celle des 45. Le plus dur, écrit le jeune homme, ce sont les cent derniers mètres, quand l’acide lactique tétanise les jambes, que le mal de tête gagne le corps, les poumons. L’impression qu’un mur se dresse entre soi et la ligne d’arrivée. Après, souvent, on vomit.
{"type":"Pave-Haut2-Desktop"}
“Pour moi, forcément, l’écriture passe par la pratique”, nous confie l’auteur, que l’on rejoint sur une place ensoleillée du XXe arrondissement de Paris, en juillet dernier. “Tu ne peux pas raconter un sport si tu ne le pratiques pas. Il y a quelque chose de l’ordre du ressenti qui te manque.”
Alors, en avril dernier, en plein confinement, Mathieu Palain s’est retrouvé sur une piste de course à moins d’un kilomètre de chez lui pour s’essayer au sprint long. Car, à cette époque, chaque semaine depuis des mois, il se rend au parloir de la prison de Réau, dans le sud de l’Île-de-France, pour tirer le portrait de Toumany Coulibaly.
Pourquoi ce jeune surdoué de la course finit-il par cramer sa vie ?
Pour les amateurs d’athlétisme, ce nom brille de l’or des médailles à ruban tricolore ; pour les magistrat·es, il est celui d’un multirécidiviste au casier entaché d’une quinzaine de condamnations pour vols et cambriolages. Pour le jeune auteur, il évoque surtout l’énigme d’un homme touché par une grâce en clair-obscur : champion le jour, voleur la nuit.
“Le 22 février 2015, écrit Palain, quelques heures après avoir remporté le titre de champion de France du 400 mètres, Toumany Coulibaly ne sabre pas le champagne. Il ne fête pas l’événement avec sa femme et ses enfants au restaurant. Non, il pose sa médaille sur la table de la cuisine, attrape une cagoule et rejoint quatre complices pour cambrioler une boutique de téléphones portables.”
Mathieu Palain sublime son face-à-face carcéral par un double portrait, de l’athlète et de lui-même
Pourquoi ce jeune surdoué de la course finit-il par cramer sa vie, sa carrière, sa liberté pour des larcins de rien ? Quelles forces furieuses et addictives ont empêché ce sportif hors norme de décrocher de la délinquance ? Pourquoi continue-t-il de s’entraîner sans relâche derrière les murs, alors que ses chances de retour à la compétition semblent illusoires ? Et enfin, pourquoi cette histoire fascine-t-elle l’auteur au point de faire vaciller ses repères de journaliste ?
C’est sur ces questions que se penche Ne t’arrête pas de courir, livre-enquête fascinant et deuxième opus à l’écriture électrisante que Mathieu Palain, 32 ans, façonne à l’épreuve du réel. Après un premier roman remarqué (Sale Gosse, 2019), tissé d’échos familiaux et inspiré de son immersion dans les services de la protection judiciaire de la jeunesse au contact des éducateur·trices et des mineur·es en difficulté, il sublime aujourd’hui son face-à-face carcéral par un double portrait – de l’athlète et de lui-même – juste, sensible, “sincère”.
Une réflexion sur le sens d’une carrière de journaliste
Passé par les rédactions de Libération et de la revue XXI, formé par la grande reporter Patricia Tourancheau et admirateur de Florence Aubenas et des Américains Capote ou Mailer, Mathieu Palain fait partie de cette nouvelle génération d’écrivain·es français·es pour qui l’écriture du réel passe par une première personne assumée. Un “je” pour dire l’implication, l’expérience du vécu et du ressenti, l’engagement subjectif, intime même de l’acte d’écriture, lui qui a grandi à Ris-Orangis, comme son sujet, lui qui a le même âge.
“Le milieu de la banlieue est un aspirateur à clichés, extrêmement stigmatisé par la presse. Évidemment, quand j’écris dessus, je ne suis pas objectif. J’y ai grandi. Je ne suis pas non plus objectif quand je commence à parler de la prison parce que j’ai une amie d’enfance qui y a passé vingt ans de sa vie, parce que mon oncle y a passé pas mal de temps aussi.”
L’ombre que fait peser la prison sur le corps et l’âme des enfermé·es
Introspectif, le livre réfléchit, dans sa deuxième partie, au sens d’une carrière de journaliste que l’auteur a entamée pour rendre compte de l’ombre que fait peser la prison sur le corps et l’âme des enfermé·es. D’abord la nurserie du centre de détention pour femmes de Rennes avec les prisonnières-mères, puis à l’hôpital pénitentiaire de Fresnes, ou encore à la prison de Beaulieu de Caen dont 80 % des détenus sont des “auteurs d’infractions à caractère sexuel”.
“Avant, j’avais plutôt des exemples qui montraient que la prison désocialisait et éloignait les individus du monde réel. Que plus on y passait de temps, plus il était difficile de se reconstruire. Mais dans le cas de Toumany, bizarrement, j’ai l’impression que la prison lui a plutôt permis de se reconstruire. D’utiliser ce temps enfermé pour se dire ‘j’ai merdé de telle date à telle date, je vais essayer de comprendre pourquoi, et le jour où je saurai, peut-être que je saurai comment changer’. Et ça, j’y crois un peu.”
Ne t’arrête pas de courir (L’Iconoclaste), 464 p., 19 €. En librairie
Retrouvez un extrait dans le cahier complémentaire du mensuel Les Inrockuptibles n°3
{"type":"Banniere-Basse"}