Jeanne Moreau et Etienne Daho prolongent aujourd’hui sur scène leur connivence artistique autour du Condamné à mort, long poème d’amour sulfureux de Jean Genet dont ils viennent d’enregistrer une nouvelle version parlée/chantée magistrale. Rencontre autour de quelques vers.
Quel fut votre rapport à Jean Genet ?
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Jeanne Moreau – J’étais amie avec lui, j’ai joué notamment dans un film dont il avait écrit le scénario, Mademoiselle, réalisé par Tony Richardson en 1966. Plus tard en 1982, j’ai tourné dans Querelle de Fassbinder, mais Jean n’était déjà plus là. Nous appartenions à des milieux très différents, mais notre amitié s’est très vite installée, il venait me chercher à la sortie du théâtre ou chez moi, rue de Douai. On ne parlait pas du tout de son œuvre, de son travail, on riait surtout comme des voyous. Je lui servais également d’appât pour les garçons…
Etienne Daho – Moi, je ne l’ai pas connu, mais dès 1997, j’ai commencé à interpréter sur scène Sur mon cou, qui fait partie du Condamné à mort. A l’origine, c’était à l’invitation d’Hélène Martin, qui a mis en musique le poème de Genet et qui m’a demandé d’en choisir un extrait pour l’interpréter dans le spectacle qu’elle montait à Paris. Mais très vite, la chanson est devenue partie intégrante de mes concerts et je la joue toujours depuis cette époque. J’ai toujours trouvé que c’était un moment précieux, hors du temps, surtout au milieu d’un répertoire comme celui de l’album Eden, qui était assez enlevé.
Jeanne Moreau – Oui, je me souviens avoir assisté à ton concert à l’Olympia, le public était galvanisé car tes chansons dans l’ensemble étaient très joyeuses, et tout à coup c’était comme si un ange passait… Ça m’a vraiment émue, et c’est la première chose dont je t’ai parlé après le concert.
Etienne Daho – Oui, et d’ailleurs je t’ai demandé si tu serais d’accord pour que l’on aille plus loin et que l’on interprète ensemble l’intégralité du texte. Tu as accepté immédiatement.
Comment as-tu découvert cette version chantée du Condamné à mort?
Etienne Daho – Je connaissais depuis longtemps la version chantée par Marc Ogeret, qui l’interprétait seul sur les musiques d’Hélène Martin. Ensuite, Hélène en a fait une sorte d’oratorio qui reprenait ce texte parmi d’autres comme Marche funèbre. Elle n’a toutefois jamais réussi à rencontrer Genet, qui lui a donné les droits d’utiliser son texte avant de les lui retirer. Je crois que ce fut même un grand trauma pour elle.
Jeanne Moreau – Il a attendu qu’elle compose la musique pour l’ensemble de l’œuvre avant de lui interdire de le faire. Il pouvait se montrer très cruel, parfois.
Le Condamné à mort fut écrit en 1942 alors que Genet était en prison, il s’adresse à un prisonnier, Maurice Pilorge, qu’il n’a jamais rencontré. Il en parle comme d’un fantasme.
Etienne Daho – C’est sa muse, sa Melody Nelson. (rires)
Jeanne Moreau – C’est un fantasme que nous avons tous mais que seul un poète est capable de mettre en mots. Il parle de Maurice Pilorge, mais au-delà de Pilorge, c’est un hymne à la jeunesse, au corps masculin, avec beaucoup d’ambiguïté dans ce mélange d’adolescence et de sexe. C’est là où c’est très fort, il y a une douceur en même temps qu’il y a une violence, une crudité en même temps qu’une sacralisation du sexe, des testicules, du sperme ; ce qui fait qu’une femme peut le dire également. C’est un scandale qui peut nous être commun. C’est beau dans ce cas-là, le scandale.
Genet a choisi une forme poétique très stricte, en alexandrins, pour raconter une histoire très libre…
Jeanne Moreau – Comme tous les autodidactes, il avait un vocabulaire très riche et une approche grammaticale très classique, ce qui rend ses écrits d’autant plus puissants. Comme dans les tragédies de Corneille ou de Racine, il y a dans son écriture un rythme envoûtant.
Etienne Daho – Il était également très inspiré par François Villon, qu’il a beaucoup lu. Sa langue est très riche et le texte continue de choquer à cause des mots crus qu’il emploie, alors que ce sont des mots que tout le monde utilise. Tout le monde dit bite au moins une fois dans une journée, et pourtant cela continue de heurter lorsque c’est de la poésie.
Jeanne Moreau – Ça choque surtout les cons, les gens de droite… Il y a une forme de puritanisme aujourd’hui, un texte comme celui-ci aurait beaucoup de mal à être édité, et Genet à être reconnu comme un grand poète. A l’époque, déjà, ce ne fut pas facile pour lui, mais aujourd’hui ce serait pire.
Etienne Daho – En France, il est surtout reconnu pour son théâtre, alors qu’à l’étranger son œuvre poétique dont fait partie Le Condamné à mort a toujours eu plus d’écho.
Comment avez-vous travaillé votre interprétation à deux voix ?
Etienne Daho – C’est un texte que je connais depuis tellement longtemps qu’il a eu le temps d’infuser en moi. Je n’aurais pu le faire avec quelqu’un d’autre que Jeanne. C’était la seule personne qui pouvait tenir ce rôle, qui est celui de Genet lui-même. On a beaucoup travaillé sur le texte en déterminant les parties de chacun. Au départ il n’était pas arrêté que ce serait moi au chant et Jeanne pour les parties parlées, mais ça s’est très vite configuré ainsi.
Comment va se présenter la transposition sur scène ?
Jeanne Moreau – On a choisi de compléter le texte, qui est assez court, par des lectures du livre de Sartre, Saint Genet, comédien et martyr, qui est admirable et très éclairant sur son parcours. Jean Genet dira d’ailleurs que Sartre l’a “dévoilé”, il n’a ensuite plus écrit de poèmes.
Etienne Daho – C’est Jeanne qui a eu cette idée d’en faire un spectacle dans le prolongement du disque, pour moi c’est un véritable cadeau. On va faire exactement ce qu’on a enregistré, avec les mêmes cinq musiciens que sur le disque. On reste totalement au service de ce texte magnifique, si bien que l’on fait très attention de ne pas le pervertir en ajoutant des choses superflues.
Le Condamné à mort (Radical Pop/Naïve).
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