Tandis que “Memoria” sortira en France en novembre, Apichatpong Weerasethakul présente à Villeurbanne une exposition dense et rêveuse, “Periphery of the Night”.
Si cet embranchement complexe de pièces plongées dans le noir, à peine éclairées par des écrans assoupis montrant des personnages eux-mêmes plongés dans le noir qui dorment ou rêvent, est la périphérie de la nuit, quel en serait le centre ? Le cinéma d’Apichatpong Weerasethakul occuperait-il le centre quand l’œuvre plasticienne de l’artiste thaïlandais formerait des îlots périphériques ?
Peu probable, tant cette installation en neuf salles nous projette au cœur de l’imaginaire weerasethakulien dans une intensité synchrone avec ses plus beaux films. Peut-être que la nuit n’a pas de centre. Peut-être que la notion même de centre appartient au jour, aux activités diurnes, à leurs conceptions hiérarchisées du monde. Peut-être que la nuit tout entière est une périphérie sans centre.
À lire aussi : Apichatpong Weerasethakul imagine le cinéma de demain
De cet espace-temps décentré, l’exposition à l’IAC de Villeurbanne, intitulée Periphery of the Night, rend compte dans un parcours obscur et suavement labyrinthique. On sait que le travail d’Apichatpong Weerasethakul consiste à tramer parmi les images de la réalité celles que produit un cerveau (humain souvent, parfois même animal) : les souvenirs, les rêves. De sorte que les personnages comme les spectateur·trices de l’artiste thaïlandais flottent dans une nébuleuse d’images où ce qui a été vécu, ce qui a été rêvé et ce qui a été remémoré s’interpénètrent jusqu’à l’indistinction.
Déjà-vu
C’est justement sur un sentiment de déjà-vu que s’ouvre Periphery of the Night. Dans la première salle, dans le noir total, un écran représente de jeunes soldats plongés à la fois dans un profond sommeil et une lumière uniformément rouge. De fait, cette vidéo (Haiku, 2009), on l’a déjà vue : elle appartenait à la précédente grande expo d’Apichatpong Weerasethakul au musée d’Art moderne de Paris en 2009, intitulée Primitive. Conçue durant la préparation d’Oncle Boonmee, celui qui se souvient de ses vies antérieures (2010), l’œuvre évoquait de façon à la fois allusive et concertée les massacres de paysans communistes perpétrés par l’armée dans la région de Nabua (ces jeunes hommes déguisés en soldats tentant de se connecter par le sommeil aux âmes de ceux et celles qui furent exécuté·es).
On retrouvera d’autres œuvres déjà présentées en France dans cette exposition monographique. Et d’autres jamais montrées. Comme cette belle installation dans un couloir comportant un double alignement de projecteurs sur pied diffusant de petites vidéos. L’œuvre s’intitule Video Diaries et réunit des images tournées entre 2001 et 2020. S’y mêlent des petits travaux préparatoires – croquis animés de parfois quelques secondes – pour des vidéos ou des films, des vidéos ludiques avec des stars amies (Tilda Swinton racontant ses rêves face caméra), mais aussi des images plus intimes, comme celle du père du cinéaste sous dialyse rénale. Cette vision très belle d’un homme affaibli et outillé d’un appareillage hospitalier, on en connaissait la reformulation de fiction dans Oncle Boonmee… ; on en découvre ici la source biographique.
À lire aussi : Apichatpong Weerasethakul, un cinéaste de rêves
Si l’exposition dialogue incessamment avec l’œuvre du cinéaste, Periphery of the Night est aussi une expérience immersive puissante et autonome dans l’imaginaire d’un des artistes à l’inspiration la plus libre et poétique de notre temps.
Periphery of the Night d’Apichatpong Weerasethakul, jusqu’au 28 novembre, Institut d’art contemporain, Villeurbanne