Adaptée d’un texte de Robert Walser, cette création au parcours tragique est un tour de force scénique autant que technique, portée par la radicalité d’incarnation d’Adèle Haenel et Ruth Vega Fernandez.
L’Étang de Gisèle Vienne voit enfin le jour à Paris ! Premier volet du “Portrait” que lui consacre le Festival d’Automne à Paris, il sera suivi de deux autres créations – Showroomdummies #4 et une performance – et de la reprise de trois spectacles de son répertoire – Kindertotenlieder, This Is How You Will Disappear et Crowd.
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Au printemps dernier, nous avions évoqué avec Gisèle Vienne la longue gestation de son projet de création, L’Étang de Robert Walser, maintes fois remis sur le métier. Les répétitions avaient commencé en 2016 avec l’actrice Kerstin Daley-Baradel, qui jouait déjà dans The Ventriloquists Convention. Lorsque Gisèle Vienne rencontre Adèle Haenel en 2018, elle trouve enfin l’actrice qui jouera avec Kerstin Daley-Baradel cette pièce pensée comme un duo interprétant dix personnages, et les répétitions reprennent. Le destin en aura décidé autrement.
Tombée malade, Kerstin décède quelques mois plus tard. Mais c’est en concertation avec elle que Gisèle Vienne propose son rôle à Ruth Vega Fernandez, une actrice repérée dans les pièces de tg STAN et Tiago Rodrigues. Initialement prévue au TNB de Rennes et au Festival d’Automne à Paris en 2019, la création est reportée en 2020. La pandémie aura encore retardé d’un an la production, que nous avons finalement découverte le 4 mai dernier au Théâtre Vidy-Lausanne.
Teintes acidulées, musique à fond
Un spectacle fulgurant, d’une densité folle, qui démarre dans le White Cube d’une installation plastique où sept poupées grandeur nature sont assises ou allongées sur un lit, vêtues de couleurs fluo dans un environnement aux teintes acidulées, le volume de la musique à fond. Un arrêt sur image.
Un portrait de groupe où l’ennui dévorant sert de masque à l’angoisse et qui s’interrompt lorsque les pans du mur s’écartent, laissant passer un régisseur qui emporte dans ses bras, une à une, les poupées. C’est dans cet espace vide que les deux actrices font leur entrée, d’une lenteur extrême, telles deux automates qui s’animeraient soudain pour venir jouer leur partition.
On assiste à une possession, une transe polyphonique qui accapare le corps
Ce qui va suivre tient tout autant de la performance que du cauchemar éveillé, de la bouffée délirante et de la mise en pièces de la famille, berceau des névroses et souffrances les plus aiguës. C’est la première fois que Gisèle Vienne prend pour thème la famille, pointant à travers elle “sa construction culturelle, ses aspects fous et violents, un système qui nous imprègne jusque dans notre chair”.
Sa traduction scénique passe par un tour de force technique : la dissociation des voix que pratiquent les deux comédiennes pour interpréter la dizaine de personnages du récit de Robert Walser – le jeune Fritz, sa mère, son frère, sa sœur, ses amis, la mère de son ami… On assiste à une possession, une transe polyphonique qui accapare le corps, la langue, le déroulé du récit.
Un amour maternel mis à l’épreuve
Dans L’Étang de Robert Walser, l’encre coule. Comme le sang. Ou une pluie de coups. Comme une souffrance que rien ne peut tarir. Cet écrit de jeunesse, rédigé en dialecte bernois à l’intention de sa sœur, semble être l’offrande d’une douleur partagée.On y suit le projet de Fritz, un jeune garçon qui, n’en pouvant plus d’être battu par sa mère, simule son suicide pour mettre à l’épreuve son amour pour lui. Une “TS” dirait-on aujourd’hui, ces tentatives de suicide auxquelles tant d’adolescent·es ont recours, risquant le pire quand les mots n’ont plus cours.
Pour rendre la densité et la fulgurance du texte, Gisèle Vienne use et réunit dans un même geste la musique de Stephen F. O’Malley et François J. Bonnet et la création sonore d’Adrien Michel. Une chambre d’écho où résonne ce qui cogne dans l’être intime de Fritz, la multiplication des voix qui le hantent, la sensation délétère de la dévoration par une famille toxique, rendue sensible par l’amplification de la mastication, du souffle et de la parole des actrices.
Alors, bien que la mère, contre toute attente, dise enfin son amour à Fritz, cet aveu ne déclenche rien d’autre dans le corps, la bouche et le regard d’Adèle Haenel qu’une grimaçante contraction, l’impossible abandon à la tendresse. Le mal est fait. C’est à ce mal que Gisèle Vienne s’attaque, s’attachant à le rendre visible.
L’Étang d’après Robert Walser, mise en scène Gisèle Vienne, avec Adèle Haenel et Ruth Vega Fernandez, direction musicale Stephen F. O’Malley. Dans le cadre du Festival d’Automne à Paris, du 8 au 18 septembre, Théâtre Paris-Villette ; dans le cadre du festival Actoral, les 29 et 30 septembre, Le Zef – Scène nationale de Marseille
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