COMING APART
DE MILTON MOSES GINSBERG (1969)
avec Rip Torn, Sally Kirkland, Lois Markle, Viveca Lindfors, Megan McCormick
Film surprenant que ce Coming apart inconnu en France jusqu’à aujourd’hui.
Si absent des histoires du cinéma, si réussi, et en même temps répondant tellement aux préoccupations théoriques de 2004 qu’on en soupçonnerait presque qu’il s’agit d’un canular, d’un film réalisé l’année dernière, d’un faux, d’une copie fort habile des films indépendants américains des années 60-70, avec leur noir et blanc à gros grain et leur dispositif arty, leurs histoires de névrose, de drogue et de sexe. Or non, Coming apart a bien été tourné en 1968, il s’agit bien d’une découverte, sortie de l’oubli grâce à quelques projections exceptionnelles organisées en 1998 par le MoMA de New York.
Coming apart est avant tout un dispositif de mise en scène, qu’on nous présente comme une invention du personnage du film, Joe Glazer (à moins qu’il ne s’appelle Glass, comme le verre… on verra pourquoi). Ce Glazer (interprété par Rip Torn, qui travailla aussi sous la direction de Kazan, Richard Brooks ou Nicholas Ray avant d’apparaître dans Men in Black 1 et 2) a dissimulé une caméra avec micro dans un objet d’art posé sur une table de son salon. La caméra est braquée sur un grand miroir qui renvoie l’image d’une vaste pièce la garçonnière où vit Glazer, avec vue sur les buildings.
Ce Glazer étrange va s’amuser Dieu sait pourquoi à filmer à leur insu les diverses et nombreuses femmes qui traversent son salon comme sa vie. Créatures souvent très belles (on reconnaît Sally Kirkland, tout droit sortie de l’Actor’s Studio puis de la Factory de Warhol, mais aussi Viveca Lindfors, star du cinéma suédois) aux visites régulières, aux intentions variées, souvent sexuelles, toujours sentimentales. Peu à peu, on découvrira qui est ce Glazer, ce qu’il fait là, ce que lui veulent les femmes…
Troubles, amours, fantasmes, manipulations, déchéance, désespoir. Glazer est psychanalyste, mais il a décidé de tout laisser tomber, son métier, sa femme, car il va mal. Le film, qui commence comme une gentille partie de jambes en l’air avec fantasmes divers (Glazer semble peu apprécier les brûlures de cigarettes qu’une de ses partenaires exige de lui), ou comme une comédie érotique new-yorkaise, presque allenienne, vire peu à peu au récit d’un malaise antonionien avant de se terminer en psychodrame cassavettien.
Ce sentiment de familiarité que nous éprouvons à la vision de Coming apart est dû surtout à sa forme. Aujourd’hui, nous connaissons les recherches formelles d’un Kiarostami : tentatives de faire disparaître le réalisateur en fixant des caméras dans les coins d’une voiture, comme dans Ten. Nous nous sommes accoutumés, grâce à la télé-réalité, à voir le vide de la vie quotidienne filmé en continu. Bref, le dispositif pervers de Glazer/Milton Moses Ginsberg nous est familier, il fait quasiment notre quotidien de consommateur d’images. Nous sommes également accoutumés à voir des hommes et des femmes se déshabiller et avoir des expériences sexuelles de toutes sortes. En 1969, il en allait tout autrement, bien sûr, puisque le film fut classé X.
Pourtant que voyons-nous dans Coming apart ? Des gens qui vont mal, des femmes, surtout, seules, abandonnées, fragiles, naïves, fleur bleue, des hommes mal dans leur peau, parfois veules, détruits, des hommes et des femmes qui parfois se marrent bien, qui souvent se lamentent sur leur sort, qui cherchent à tout prix le bonheur dans un cauchemar climatisé.
Le risque, la suite de la malédiction qui a longtemps collé au film de Ginsberg (aucun rapport avec Allen, le poète beatnik) serait qu’on prenne le film pour un objet conceptuel tout juste bon à exciter les critiques. Il n’en est rien : Coming apart, au-delà des interprétations qu’il peut susciter voyeurisme, exhibitionnisme, chambre noire et jeux de miroirs est d’abord un beau film, avec des acteurs et des actrices tout à fait exceptionnels. Si exceptionnels qu’on en oublie rapidement l’artifice du dispositif mis en place, qu’on oublie la fixité du plan, fascinés par le mouvement de la vie et des êtres.
Jean-Baptiste Morain
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