La Cour de justice de la République a ouvert hier une enquête sur Christine Lagarde. Comment l’actuelle directrice générale du FMI s’est-elle fait rattraper par une affaire qui a débutée en 1993 ? Six rappels pour briller ce week-end en société.
Jeudi 4 août – nuit d’abolition des privilèges de 1789 rappellent quelques mauvais esprits – la Cour de justice de la République (CJR) a décidé d’ouvrir une enquête sur Christine Lagarde. L’actuelle directrice générale du Fonds monétaire international (FMI), a des ennuis pour le rôle qu’elle a joué dans le litige Tapie-Crédit lyonnais alors qu’elle était ministre de l’économie.
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L’affaire n’est pas si compliquée qu’elle en a l’air, simplement, ses revirements judiciaires successifs en ont fait un imbroglio semblable à « l’affaire Karachi ». Décryptage, comme on dit maintenant.
1) Match judiciaire de l’affaire Tapie
– Etat français 1-0 Bernard Tapie
Nous sommes en 1993. Bernard Tapie vend la marque de sport Adidas à un groupe d’investisseurs dont fait partie le Crédit Lyonnais, banque encore publique. Un an plus tard, Adidas est racheté pour 701 millions d’euros, soit plus du double du montant touché par Tapie.
– Etat français 1-1 Bernard Tapie
L’homme d’affaire, bien que placé personnellement en liquidation judiciaire à cette époque, dénonce la vente. En septembre 2005, la cour d’appel de Paris lui donne raison. L’Etat français – plus précisémment le Consortium de réalisation (CDR), office public gérant le passif du Lyonnais – doit verser 135 millions d’euros à Tapie.
– Etat français 2-1 Bernard Tapie
Octobre 2006, nouveau revirement. La Cour de cassation casse l’arrêt de la cour d’appel. Un an plus tard, le CDR accepte la saisie d’un tribunal arbitral.
– Etat français 2-2 Bernard Tapie
En 2008, le tribunal arbitral condamne le CDR – donc l’Etat – à verser 285 millions d’euros à Tapie (près de 400 millions avec les intérêts) dont 45 millions au titre de préjudice moral. Bercy annonce que le CDR ne déposera pas de recours et que Tapie ne touchera que « 20 à 50 millions ». Le Canard enchaîné révèle en 2010 que Tapie va en réalité recevoir 210 millions d’euros.
– Prolongations
Avril 2011, un groupe de députés PS demande une saisie de la Cour de justice de la République (CJR). En mai dernier, Jean-Louis Nadal, procureur général de la Cour de cassation demande à la CJR une enquête visant Christine Lagarde, alors ministre de l’économie pour « abus d’autorité » dans l’arbitrage favorable à Tapie. Hier, jeudi 4 août, la Cour de justice de la République ouvre une enquête sur Lagarde.
2) Lagarde impose l’arbitrage
En 2006, tout va pour le mieux, la Cour de cassation donne raison à l’Etat français. Mais un an plus tard, le nouveau directeur du CDR – Jean-François Rocchi – interrompt la procédure dite « traditionnelle » et accepte la solution préconisée par Tapie lui même.
Mediapart (payant) et le Canard enchaîné (papier) révèlent alors de concert que c’est la ministre de l’économie en personne qui a ordonné au CDR d’accepter l’arbitrage. Le cabinet de Lagarde confirme et assume. Argument massue selon Lagarde : il fallait « en finir avec cette histoire des années de fric de la période Mitterrand (…) et la douzaine de procédure, qui coûtaient une hémorragie d’honoraires à l’Etat« .
Voeu louable, mais relativement pieux puisque les trois arbitres condamnent l’Etat à verser 285 millions à Tapie…
3) Les doutes pesant sur l’ex-ministre de l’économie
– Tout d’abord, pourquoi avoir choisi de recourir à l’arbitrage ? Procédure inhabituelle, voire prohibée par un texte du code civil lorsque les intérêts de l’Etat sont en jeu.
– Jean-Louis Nadal, le procureur ayant accepté le recours déposé par les députés PS, s’interroge sur les sommes accordées à Bernard Tapie et sur l’impartialité des trois arbitres. L’un d’eux (Pierre Estoup) avait des liens d’affaires avec un avocat de Tapie, ce que Christine Lagarde savait.
– Dernière interrogation : pourquoi ne pas avoir entamé un recours (possible) contre cette décision arbitrale pour le moins désavantageuse pour l’Etat ?
4) La défense branlante de la directrice du FMI
Outre sa phrase abracadabrantesque sur un plateau de France 3 : « Est-ce que vous croyez que j’ai une tête à être copine avec Bernard Tapie ?« , la ministre se défausse sur les informations dont elle aurait disposé à l’époque.
Selon Lagarde, si l’Etat faisait appel de cette décision, différents avis juridiques en sa possession indiquaient qu’il y avait de « très faibles » chances de l’emporter. Mais nos confrères du Canard enchaîné et Mediapart révèlent alors qu’au moins deux des quatre avocats consultés (Jean-Pierre Martel et Benoît Soltner) par Christine Lagarde étaient favorables à un recours contre Tapie.
France-Soir s’est procuré l’avis de maître Soltner qui considérait que le « moyen d’annulation peut être qualifié de sérieux« , la sentence du tribunal étant remplie selon lui « d’appréciations péremptoires, d’erreurs de fait et de droit« .
Désormais, une source judiciaire indique au Monde que la « complicité de faux » a été retenue dans les chefs d’inculpation de la CJR contre Lagarde, notamment pour avoir permis à Tapie de toucher 45 millions au titre de préjudice moral.
Maître Yves Repiquet, avocat de Christine Lagarde, invoque une simple erreur de terminologie. « C’est le fait d’avoir mis (…) le terme de préjudice moral à la place de préjudice personnel. » Or, d’après lui, la ministre n’avait pas connaissance de ce changement. Quant au soupçon de détournement de biens publics, M. Repiquet assure à nos confrères que ses bras lui en tombent quand il entend ça car « cela voudrait dire que tout ce qui a été jugé sur la validité de l’arbitrage ne tiendrait pas« .
5) Pourquoi favoriser Tapie à la place de l’Etat ?
Sur les motivations potentielles de Christine Lagarde, les éléments factuels manquent. Jean-Marc Ayrault, chef de file des députés PS, estime que « tout, dans cette affaire, relève du copinage d’Etat : l’interventionnisme du président de la République et des plus hautes autorités de l’Etat« .
D’autres lui ont emboîté le pas, Ségolène Royale sous entend même un possible retour d’ascenseur. En 2007, Bernard Tapie avait contribué à la fusion des partis radicaux (gauche et droite) pour rejoindre – après l’élection de Nicolas Sarkozy – la majorité présidentielle.
6) Les suites possibles
Trois magistrats de la Cour de cassation, composant la commission d’instruction, vont désormais mener l’enquête. Comme l’a rappelé l’avocat de Lagarde, leurs conclusions peuvent très bien déboucher sur un « non lieu ». Si en revanche l’enquête s’avère concluante, l’actuelle directrice du FMI sera renvoyée devant la Cour de justice de la République.
Quoi qu’il en soit, les investigations pourraient prendre plusieurs années. Le conseil d’administration du FMI s’est fendu aujourd’hui d’un communiqué pour préciser qu’il ne serait « pas approprier de commenter un cas non encore traité par la justice française« . En conséquence de quoi le FMI se dit « convaincu qu’elle pourra remplir efficacement ses devoirs de directrice générale« .
Geoffrey Le Guilcher
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