Entamant sa seconde semaine, le Festival de Cannes paraît moins que jamais une bulle (d’art, d’argent) en dehors du réel. Il est plutôt la chambre d’échos où rugissent les peurs et les crispations de l’époque.
On se doutait bien que ce ne serait pas exactement une édition comme les autres. Que ce Festival de Cannes retrouvé ne nous ramènerait pas pour autant au “festival d’avant”. Qu’il y aurait des stigmates. Que tous les protocoles festivaliers seraient sensiblement modifiés (contrôles, files d’attente, réservations des places à l’avance, tests, masques, etc.). Mais on n’anticipait pas pour autant à quel point l’épidémie et la question du risque sanitaire entreraient, dans l’espace psychique des festivalier·ères, en concurrence avec les films. À quel point ce ne serait pas évident de débrancher de la tension permanente du fil d’info sanitaire (Léa Seydoux, testée positive, a dû annuler sa venue ; tel cinéaste est cas contact et interrompt sa promo) pour se connecter à l’imaginaire de quelqu’un et entrer en fiction.
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Alors que des rumeurs un peu folles (démenties fermement par la direction du festival) parlent de risque de cluster, cette petite opération mentale consistant à se jeter quand même dans les films a aussi sa dimension curative. Moins comme une fuite dans l’imaginaire que comme une appréhension plus globale du monde et de ses expériences, traversée certes par les angoisses du présent – le Covid, entre autres fléaux modernes, s’invite dans les récits d’un certain nombre de films –, tout en prenant un peu de champ et de hauteur avec l’angoisse en continu tissée par une actualité monomane. Lorsqu’au bout d’une dizaine de minutes, La Fracture de Catherine Corsini fait le Gilet jaune Pio Marmaï, blessé salement à la jambe par les matraques des forces de l’ordre dans le service d’urgence d’un hôpital parisien, un sentiment un peu ambivalent nous saisit.
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Sonder le chaos ambiant
On se dit d’abord que le cinéma a parfois un temps de retard, que la France des grandes manifs protestataires et des violences policières contiguës, appartient déjà à un monde ancien, et sa reconstitution a presque des allures de film historique. Mais très vite, c’est aussi le sentiment contraire qui s’insinue : ce que le film enregistre – de façon assez éloquente et sans jamais faire référence à l’épidémie –, c’est aussi la France de la tension hospitalière permanente, des personnels soignants en sous-effectif, des espaces de soin saturés. Le film réussit son coup de sonde dans le chaos ambiant, restitue un sentiment de monde sens dessus dessous, où tout s’entrechoque brutalement (les classes sociales, les discours politiques) et où l’hôpital est devenu un lieu familier comme jamais.
Il est d’ailleurs également le décor principal du nouveau film de François Ozon, Tout s’est bien passé (adapté du récit d’Emmanuèle Bernheim), autour de la demande d’aide active à mourir d’un père (André Dussolier) à sa fille (Sophie Marceau).
Tout comme celui du De son vivant d’Emmanuelle Bercot, où Catherine Deneuve interprète une mère au chevet de son fils (Benoît Magimel). S’il n’y a pas d’hôpital dans le deuxième long métrage de Jean-Christophe Meurisse (fondateur du brillant collectif théâtral Les Chiens de Navarre), c’est la société française dans son ensemble qui y est figurée comme un HP sans cadre, où chaque individu est à la fois l’agent et la victime d’un ensemble de dérèglements féroces. La société est démembrée par la barbarie, à la fois individuelle et institutionnelle. La France cernée par un chaos menaçant devrait être aussi le sujet du nouveau film de Bruno Dumont projeté dans les prochains jours et emblématiquement intitulé France.
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Deux pôles
On pourrait dresser deux grands pôles de cinéma cette année à Cannes. D’une part, ces films qui plongent dans la mêlée et visent à radiographier les fractures et les contusions du monde (on pourrait y ajouter Tre Piani de Nanni Moretti). De l’autre, des films qui prennent pour objet le cinéma lui-même ou opèrent plus largement une sorte d’examen de ce que peut la représentation. Cinéastes dans le Bergman Island de Mia Hansen-Løve, cinéaste aussi dans Le Genou d’Ahed de Nadav Lapid et dans le Journal de Tûoa de Miguel Gomes et Maureen Fazendeiro, artistes scéniques dans Annette de Leos Carax, bédéaste et photographe dans le beau Julie (en 12 chapitres) de Joachim Trier, dramaturge dans Drive My Car de Ryusuke Hamaguchi et, également, dans La Fièvre de Petrov de Kirill Serebrennikov, les personnages centraux des films les plus marquants de ce début de festival sont presque tous des créateur·trices. Chaque film en découd avec les procédures de l’art : comment la vie s’y infiltre et parfois en fait exploser le corset (Journal de Tûoa), comment l’expérience vécue se transforme et se recompose à partir de subtils déplacements (Bergman Island), comment les affects se sédimentent très lentement pour devenir des formes (Drive My Car), et même comment l’art peut endommager la vie (Annette)…
On pourrait croire que ces deux pôles (films branchés sur le chaos du monde/essais réflexifs sur l’écriture et la représentation) s’opposent. Il y a fort à parier qu’au contraire ils s’articulent. C’est peut-être le tremblement de réel inouï que nous vivons depuis un an et demi, la reconfiguration de toutes les expériences qui challengent la fiction et l’acculent à repenser en profondeur ses bases.
Festival de Cannes jusqu’au 17 juillet
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