Résolument tournée vers l’avenir, la mise en scène par Rodrigues de la pièce d’Anton Tchekhov est une ode à un monde qui change en prenant acte de la perte qu’il induit à travers l’interprétation lumineuse d’Isabelle Huppert dans le rôle principal.
Si l’on devait résumer d’un mot l’émotion qui domine au sortir de cette Cerisaie qui a ouvert la 75e édition d’Avignon, on l’emprunterait au pays de Tiago Rodrigues, son metteur en scène et le futur directeur du festival : le fado. Sa mélancolie sensuelle charrie dans un présent tumultueux les bonheurs et les douleurs du passé en imprimant à chaque instant la fugacité de ses souvenirs dans l’inexorable course des temps à venir.
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Tel est le parcours de Lioubov auquel Isabelle Huppert prête son incroyable plasticité émotionnelle, passant sans transition de la joie au chagrin. De l’exubérance à la sidération. De son inconséquence manifeste face aux réalités matérielles d’une Russie qui a aboli l’esclavage et s’apprête à connaître le basculement vers la révolution, à l’empathie et la générosité aveugle à l’égard de tous ceux et celles qui l’entourent. Ses pairs, sa famille, ses serviteur·trice·s, jusqu’à l’amant laissé à Paris après qu’il l’ait ruinée et vers qui elle retournera, après la fin de la pièce, quand son domaine sera vendu à Lopakhine, descendant de moujiks et désormais aussi riche que clairvoyant quant à l’évolution de la société.
Un Lopakhine terrien et énergique que campe magistralement Adama Diop, avec une élégance absolue. Incompréhensible à ses yeux, la cécité de cette famille aujourd’hui endettée, pour qui son père et son grand-père travaillaient comme esclaves, et qui ignore son conseil, dès les premières répliques, de saisir l’opportunité de l’arrivée du chemin de fer pour louer ses terres aux estivant·e·s, cette nouvelle classe sociale qui voit le jour en Russie.
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L’impossible d’échapper au passé
Du passé, faisons table rase, clame pourtant Trofimov (David Geselson), l’éternel étudiant, chargé de sacs bourrés de livres qu’il distribue à tout va. Mais comment Lioubov pourrait-elle l’entendre, elle qui ne voit en lui que le précepteur de son fils Grisha, mort noyé dans la rivière du domaine où, à chaque pas qu’elle fait à son retour 5 ans plus tard, les souvenirs l’assaillent. Ceux de sa propre enfance, du deuil de son mari, de la culpabilité d’avoir pris un amant et d’en avoir payé le prix, veut-elle croire, par la mort de son enfant. Avoir fui la Cerisaie ne change rien à l’acuité des émotions qui ressurgissent dès son arrivée. Une acuité qui résonne dans chaque personnage et se partage avec force, humour et détermination.
Tournant résolument le dos à tout naturalisme, Tiago Rodrigues décrasse la pièce de son imagerie romantique pour l’ancrer dans la contemporanéité radicale d’une partition musicale et chorégraphique. Sa mise en scène oblitère tout décorum pour offrir au public une scénographie minimale à travers une multitude de fauteuils, ceux-là même sur lesquels le public s’est assis de longues années avant les travaux de rénovation de la Cour d’honneur inaugurée en 2021. Une vision en miroir qui opère comme un message : ces changements dont parle Tchekhov, nous les vivons aussi. Se déplaçant sur des rails, des lampadaires supportent des lustres cristallins. La vision subliminale d’une Cerisaie saisie dans le givre du souvenir à l’heure annoncée de sa destruction, telle que décrite par Epikhodov, le régisseur du domaine, à l’ouverture de la pièce : “Il y a du brouillard ce matin, il fait moins trois et la cerise qui est en fleur. Je ne peux pas approuver notre climat.”
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La Cerisaie, c’est notre terre, pourrait être le sous-titre du spectacle. Autour d’Isabelle Huppert, la troupe réunie par Tiago Rodrigues porte haut ce flambeau. Une constellation d’artistes qui illumine, malgré la tourmente, la fin d’un monde et l’élan incoercible vers un avenir que l’on ne connaît pas. A chacun·e de tracer son chemin.
La Cerisaie d’Anton Tchekhov, mise en scène par Tiago Rodrigues. Avec Isabelle Huppert, Isabel Abreu, Tom Adjibi, Nadim Ahmed, Suzanne Aubert, Marcel Bozonnet, Océane Caïraty, Alex Descas, Adama Diop, David Geselson, Grégoire Monsaingeon, Alison Valence, et les musiciens Manuela Azevedo et Hélder Gonçalves. Au Festival d’Avignon, cour d’honneur du Palais des papes, jusqu’au 17 juillet. Tournée la saison prochaine.
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