De scarifications en imprécations, l’artiste espagnole revisite La Passion dans la déferlante d’un torrent de haine baigné de sang.
Comme on promène par dizaine les chiens des autres au bout des laisses, le rideau s’ouvre sur le tableau vivant d’un homme entouré d’une bande de chats nous fixant avec un aplomb tranquille, proche du mépris. Le même apparaît seul, l’instant d’après, à côté d’un monolithe semblable à celui du film 2001, l’odyssée de l’espace de Stanley Kubrick.
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Lorsque le rideau s’ouvre pour la troisième fois, Angélica Liddell, vêtue d’une longue robe noire, cite Cioran : “Car tout en moi est blessure et saignement, j’en suis définitivement convaincu. La souffrance m’a toutefois donné le courage de l’affirmation, l’audace de l’expression et l’élan vers le paradoxe.” Remontant sa robe pour découvrir les jambes jusqu’aux hanches, elle passe de la parole à l’acte en se scarifiant les genoux, les chevilles et le dos des mains. Avant d’ouvrir les cuisses pour exhiber un sexe glabre qu’elle macule de sang, elle brise une miche qu’elle imbibe sur ses plaies pour une communion blasphématoire de pain trempé dans son propre sang.
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Mort d’amour
Sur un plateau tendu d’orange, le cérémonial baigne dans la couleur chère à Francis Bacon. L’énoncé d’une phrase ayant obsédé le peintre toute sa vie rappel le goût de l’artiste pour la tauromachie : “L’odeur du sang humain ne me quitte pas des yeux.” La corrida en hommage à la spiritualité du toreo Juan Belmonte qu’Angélica Liddell considère à l’égal d’un Saint. La messe noire et l’orgue d’église au service d’une relecture de Tristan et Iseut de Richard Wagner dont l’aria final Liebestod, mort d’amour, donne son titre au spectacle. Autant de composantes prétextes à une corrida de mots qui se contente de l’horizon d’une talanquère d’arène pour enfoncer des pics tout azimut. S’identifiant à Iseut, elle imagine Tristan en taureau agonisant pour se lancer dans une série d’imprécations où l’amour fricote avec la mort, “ la seule façon de se libérer de la mort est de la désirer.”
Ce jusqu’au-boutisme est propice à l’autocritique. Elle se traite de “vieille pute“, incapable de se faire aimer en assumant que la cohorte de ses fans la répugne tout autant que le monde du spectacle où elle trace son sillon. Elle hurle pour “donner de la valeur à la pourriture“ qui est en elle et débonde les vannes des vérités à ne pas dire ; d’une tirade au vitriol sur la France à un portrait des théâtres parisiens aux “fauteuils rouges de merde” où l’on monte “Sade sans Sade, Pasolini sans Pasolini, Henry Miller sans Henry Miller, Fassbinder sans Fassbinder, Céline sans Céline…” Le public s’amuse de tant de haine, ceux·celles qui l’interpellent en auront pour leurs frais en héritant d’un doigt d’honneur. Reste que l’époque résonne dans cette rage qu’Antonio Gramsci résumait d’une phrase : “Le vieux monde se meurt, le nouveau tarde à apparaître et dans ce clair-obscur surgissent les monstres”.
LIEBESTOD, El olor a sangre nose me quita de los ojos Juan Belmonte, Histoire(s) du théâtre III, texte, mise en scène, scénographie et costumes Angélica Liddell. Festival d’Avignon, en espagnol surtitré en français et en anglais, jusqu’au 14 juillet, Opéra Confluence.
En tournée les 15 et 16 novembre, Tandem Scène nationale d’Arras. Les 10 et 11 décembre, Centre dramatique national d’Orléans.
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