Meilleurs vieux. Un phénoménal phénomène de société, un cinéma américain globalement mauvais, un cinéma français décevant et en perte de vitesse économique, quelques belles poches de résistance çà et là au Portugal, au Japon ou à Taïwan, l’insolente santé des vieux maîtres : le Polaroid 98. Année cinématographiquement médiocre, 1998 a fait resurgir l’éternel serpent […]
Meilleurs vieux. Un phénoménal phénomène de société, un cinéma américain globalement mauvais, un cinéma français décevant et en perte de vitesse économique, quelques belles poches de résistance çà et là au Portugal, au Japon ou à Taïwan, l’insolente santé des vieux maîtres : le Polaroid 98.
Année cinématographiquement médiocre, 1998 a fait resurgir l’éternel serpent de mer mé- lancolique sur l’agonie du cinéma par cinéma, on entend l’art qui s’est développé au cours de ce siècle et qui n’a pas nécessairement de rapport avec le tout-à-l’image que l’on connaît aujourd’hui. Ce n’est d’ailleurs pas un hasard si les Histoire(s) du cinéma de Godard sortent ces jours-ci : elles sont le manifeste éclatant et galvanisant de ce cinéma-là, en même temps que sa pierre tombale. Si le cinéma a été l’art du xxème siècle, celui du xxième est peut-être à chercher dans une fibre optique ou dans un neurone de Bill Gates.
L’aube de ce siècle avait donc été marquée par le naufrage du Titanic, catastrophe majeure à différents niveaux : humain, maritime, industriel, technologique. Le siècle touche à sa fin en bouclant la boucle, en produisant le tirage positif de ce négatif originel : un désastre planétaire est transformé par le cinéma hollywoodien en succès tout aussi planétaire. Six cent millions de dollars de recette aux Etats-Unis, plus de vingt millions de spectateurs en France, idem dans tous les coins du globe… Ce genre de raz de marée excède le stade critique et l’opinion que l’on peut avoir sur les qualités artistiques de ce film hors norme. A moins qu’en l’occurrence la facture esthétique du film et son impact soient intimement liés.
Sous le soleil écrasant (et rose orangé) du monstre enfanté par Cameron, le cinéma américain a continué d’exister et, s’il continue de dominer outrageusement la cinéconomie mondiale, son bilan esthétique n’est pas flamboyant. Deux tendances lourdes ont dominé : les blockbusters gonflés aux stéroïdes type Armageddon et les films « indés » qui traitent les sujets « marginaux » mais qui sont à bout de souffle esthétiquement. De ce paysage consternant n’émergent plus que quelques cas isolés : le Woody Allen de rigueur (Harry dans tous ses états), un nouvel opus des frères Coen désopilant (The Big Lebowski), trois grosses productions de studio élégantes, intelligentes et critiques (Starship troopers de Verhoeven, Small soldiers de Joe Dante et Snake eyes de De Palma), quelques réussites majeures et mineures de retour aux lignes pures du classicisme (Tarantino, Eastwood, Coppola, Soderbergh), une comédie surprise très laide mais assez hilarante (Mary à tout prix des frères Farrelly) et une « découverte » digne d’intérêt au rayon indépendant (Sue perdue dans Manhattan d’Amos Kollek). Et (sauf omission), c’est tout. Il est notable que, toute échelle et contexte pris en compte, aucun de ces films n’a cartonné en Amérique. Quand, en outre, on constate que la génération dorée des Scorsese, De Palma, Coppola vieillit et n’a pas été remplacée (Tarantino est finalement bien solitaire et ne saurait porter cet héritage à lui seul), on finit par entrevoir un devenir proche du cinéma américain assez cauchemardesque, que l’on espère relever d’une hypothèse trop pessimiste pour être vraie : d’un côté, les multinationales avec leurs blockbusters de plus en plus technologiques et de plus en plus creux, simples produits d’appel pour des jeux vidéo ou des parcs d’attractions ; de l’autre, un secteur indépendant en attente de sa nouvelle vague hypothétique et souvent prompt à se laisser bouffer par les gros ; et, au milieu de ces deux mondes, Spielberg. Si c’est ça, l’avenir du cinéma, il va nous falloir songer à changer de métier.
En France, 98 n’était pas non plus très folichon. Si le cinéma local a su préserver tant bien que mal sa portion congrue du camembert annuel des entrées, c’est grâce à quelques gros coups isolés (Le Dîner de cons, Taxi). Quand on s’aperçoit qu’une production prestigieuse comme le Alice & Martin de Téchiné fait à peu près le même chiffre que des produits américains anodins et anonymes (genre Le Négociateur), il y a de quoi se faire du mouron sur la viabilité économique à moyen terme de notre système de protection et de notre cinéma. Encore deux ou trois années comme 98 et la France rejoindra le tiers-monde cinématographique en gros, le monde entier sauf l’Amérique.
Il faut dire que le cinéma français se cherche, entre les superproductions de prestige pour superauteurs (Téchiné ou Chéreau, cette année) qui véhiculent essentiellement une vieille image du cinéma français à l’étranger ou, plus perversement, l’idée que l’on se fait ici de son image à l’étranger et le néocinéma jeuniste reformaté à la sauce Canal. Dans ce contexte, l’échec commercial et artistique de Michael Kael aura prouvé que l’humour et l’esprit de la « chaîne du cinéma » n’était pas toujours transposable sur le grand écran. Du côté des premiers films et des « espoirs », on retiendra les réussites (critiques et publiques) de La Vie rêvée des anges et de Dieu seul me voit, mais pour un Zonca ou un Podalydès, combien de mètres de pellicule gâchés, de films ni faits ni à faire. Ainsi l’exige la logique du système.
Finalement, l’honneur et la vitalité créative du cinéma français auront été portés cette année par des jeunes plus tout jeunes (Jean-Pierre Limosin et son gracieux Tokyo eyes, Jacques Nolot et son très sec comme on dit d’un crayon à pointe sèche Arrière-pays, F.J. Ossang et son Doctor Chance halluciné et hors norme), ou carrément par les vieux de la Nouvelle Vague. Beaucoup nous reprochent d’emmerder le monde à parler encore et toujours de ce mouvement quarante ans après. Mais ce n’est pas de notre faute si les plus beaux films français de 98 sont encore et toujours signés Eric Rohmer (Conte d’automne), Jacques Rivette (Secret Défense), ou Jean-Luc Godard (Histoire(s) du cinéma).
D’ailleurs, 98 est bien l’année des vieux. Outre nos trois mousquetaires, doit-on rappeler que Coppola (L’Idéaliste) ou Eastwood (Minuit dans le jardin du Bien et du Mal) n’ont plus 20 ans depuis longtemps, qu’Imamura signe un nouveau chef-d’oeuvre à plus de 70 ans (Kanzo sensei), qu’Oliveira possède encore à 90 ans l’énergie de réaliser une splendeur comme Inquiétude et de filmer sans relâche ? Vive la carte Merveille !
Imamura et Oliveira nous rappellent aussi que si la météo du cinéma en 98 est plutôt morose, des poches de résistance persistent et signent partout dans le monde : Hou Hsiao-hsien, Tsai Ming-liang et Lin Cheng-sheng à Taïwan, Sokourov en Russie, Amos Gitaï en Israël, Elia Suleiman en Palestine, Naomi Kawase au Japon, Nanni Moretti en Italie, Lars von Trier au Danemark… Ce sont ces sentinelles de la beauté et de l’aventure, disséminées un peu partout sur la mappemonde, qui poussent un peu l’aiguille de notre baromètre intime vers l’optimisme, qui nous disent que le cinéma n’est pas encore complètement tombé dans le sanibroyeur des marchands multinationaux sans foi ni loi (hors celle du profit maximal), qu’il reste encore un minimum de jeu dans les rouages de la machine. D’ailleurs, il suffirait que 99 ressemble plutôt à 97 qu’à 98 pour qu’on reparte volontiers pour quelques tours.
Serge Kaganski
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