Devoir de vacance. Entrelaçant à nouveau sa vie privée, l’espace public italien et le cinéma, Nanni Moretti réussit le beau paradoxe d’Aprile, un film à la fois dans la suite et contre Journal intime, dont le point d’ancrage reste le corps burlesque de l’auteur/acteur. Tel Tintin (en Italie), Astérix (chez les cinéphiles) ou Woody Allen […]
Devoir de vacance. Entrelaçant à nouveau sa vie privée, l’espace public italien et le cinéma, Nanni Moretti réussit le beau paradoxe d’Aprile, un film à la fois dans la suite et contre Journal intime, dont le point d’ancrage reste le corps burlesque de l’auteur/acteur.
{"type":"Pave-Haut2-Desktop"}
Tel Tintin (en Italie), Astérix (chez les cinéphiles) ou Woody Allen (sur sa Vespa), Nanni Moretti est devenu ce héros familier qui nous donne régulièrement rendez-vous sur les écrans. La question, pour lui comme pour ses illustres prédécesseurs, étant de nous surprendre et de nous rassurer à la fois, de contenter notre soif légitime de nouveauté tout en offrant les signes confortables de retrouvailles en terrain connu, de déambuler différemment à travers des repères habituels. De ce point de vue, Aprile s’acquitte parfaitement de la tâche paradoxale : ce nouvel opus semble avoir été fait à la fois contre et dans le sillage de Journal intime.
On s’en souvient, Journal intime était structuré en trois amples et beaux mouvements. Le Cinéma, la Société et l’Intime se succédaient ainsi, segments à la fois autonomes et se répondant les uns les autres à la façon d’un tableau en triptyque, ou comme les trois chapitres accomplis et bouclés sur eux-mêmes, constituant au final un beau roman fluide. Dans Aprile, le Cinéma, la Société et l’Intime continuent de s’entrelacer ; mais cette fois, la tresse devient inextricable, la fluidité est brisée par la fragmentation, l’amplitude des grands mouvements a laissé place à une suite de saynètes courtes et nombreuses… Aprile adopte la structure zappée, saccadée, fractale du hip-hop : c’est un film qui avance cahin-caha, qui carbure au doute, à la critique, au surplace et au retour en arrière, aux embardées et aux ellipses. Après le roman de Journal intime, voici le carnet de notes gribouillé au hasard des jours et des pages, le cahier de brouillon griffonné et raturé au gré des intuitions et des pensées.
Pourtant, sous ses airs aléatoires et fracturés, Aprile est un film limpide à suivre, fort plaisant à regarder. La première raison tient évidemment au personnage Moretti lui-même, à son corps burlesque et à ses saillies humoristiques régulières ; Aprile peut bien partir dans tous les sens, caler ou faire des embardées, le corps de Moretti est toujours là comme une balise qui fait masse, un point d’ancrage omniprésent, un centre structurant qui autorise toutes les libertés. La seconde raison tient à la structure souterraine du film, à la fois très simple et très solide. Le désordre apparent d’Aprile est ainsi ordonné par trois fils rouges : la naissance du fils Moretti, les élections législatives italiennes et les projets cinématographiques du cinéaste. On retrouve donc ici les trois motifs de Journal intime, les trois centres d’intérêt principaux de Moretti : la sphère privée, la sphère politico-sociale et, entre les deux, la sphère cinématographique. Sauf qu’ici, au lieu de jouer ses trois cartes successivement, Moretti les mélange en permanence : les trois sphères sont décidément trop emboîtées les unes dans les autres.
Avec la grossesse de sa femme et la naissance de son enfant, Moretti est évidemment plongé dans les affres de la paternité, partagé entre l’euphorie suprême d’avoir un enfant et l’angoisse devant la venue déstabilisante d’un corps étranger. D’un côté, le bonheur d’apprendre à un petit double de soi-même les subtilités du sport et du cinéma, ou de chanter avec lui à tue-tête les tubes de la radio ; de l’autre, la crainte que le nouveau venu ne perturbe complètement sa vie, son travail et son mode de fonctionnement. Ecartelé entre ces deux sentiments contradictoires, Nanni danse un élégant et très drôle pas de deux. Exemple du yoyo émotionnel : avant l’accouchement, Moretti au téléphone, tétanisé à l’idée d’assister à la césarienne de sa femme (la scène est hilarante) ; après l’accouchement, Moretti, libéré et heureux, esquissant un curieux ballet en solo dans un jardin public (la scène est hilarante et poignante). Petite parenthèse sur cette dernière séquence, filmée en plongée et en plan général : une preuve parmi d’autres que Moretti est un grand cinéaste. Le choix de la plongée et du plan large permet d’embrasser du regard la gestuelle de Moretti inscrite dans l’espace environnant, tout en le renvoyant à sa fragilité de nouveau père, à sa nature d’homme-enfant ; filmée en plan moyen, la scène aurait été moins étrange, moins émouvante ; là, le choix du cadre fait quasiment toute la scène.
Mais Moretti savait confusément que la simple naissance de Pietro ne suffirait pas à faire un film. Passant de l’individuel au collectif, il a donc intégré la politique italienne à travers les deux dernières élections législatives : les premières, gagnées par Berlusconi, les secondes, gagnées par la gauche (pour la première fois depuis l’après-guerre). Pourtant, mis à part sa déception rageuse ou sa joie immense, Moretti n’a pas grand-chose à dire sur la politique de son pays ou plutôt, il ne sait pas comment la filmer. D’ailleurs, Moretti montre plus son rapport de cinéaste au politique que la politique elle-même, et ce rapport relève plutôt de l’ordre du devoir que de celui de la nécessité intime. Ainsi, Moretti n’arrête pas de répéter « Je dois faire un documentaire sur la politique italienne », mais pendant les réunions de travail, son esprit vagabonde : il pense plus aux règles du basket ou à son fils qu’au prochain entretien avec un homme politique. C’est surtout son absence de désir pour le sujet que montre le cinéaste.
Pourtant, de ce documentaire impossible, Moretti ramène quand même des plans superbes : les parapluies de Milan, ou encore la ridicule flottille de Bossi pour la Padanie indépendante arrivant à Venise. Même quand il filme une arrivée de boat-people albanais sur les quais de Brindisi, Moretti réussit à échapper au cliché publicitaire, à l’image déjà usée et figée par les journaux télévisés ; car il enchaîne tout de suite avec le contre-champ nécessaire : les entretiens en gros plan avec quelques-uns de ces Albanais qui récupèrent ainsi leur droit à l’image et à la parole. Il faut aussi voir Moretti le soir des élections remportées par la gauche, chevauchant son scooter dans l’euphorie, levant les bras en V et beuglant dans les rues de Rome à propos de son bébé nouveau « Quatre kilos deux ! »
A propos de scooter, il est significatif de voir comment Moretti a géré « l’affaire de la Vespa ». En effet, comment faire avec cet objet de première nécessité dans le quotidien du cinéaste, objet qui est aussi devenu un gadget publicitaire, l’équivalent pour Moretti des pantalons de golf de Tintin ou de la canne de Charlot ? Ne pas se filmer sur sa Vespa aurait été une forme d’autocensure idiote, puisque le cinéaste utilise réellement cet engin tous les jours pour se déplacer ; mais le faire de façon trop insistante aurait été assimilé à une facilité, une manière paresseuse et cynique de se couler dans le cliché morettien. Le cinéaste a donc opté pour un intelligent entre-deux : le scooter arrive dans l’image quand on ne l’attend plus, aux trois quarts du film. Cette attente différée répond à la problématique initiale et résume comment le cinéaste a surfé sur et contre le succès de Journal intime.
Mais si Moretti s’est senti obligé d’entreprendre un documentaire politique, c’est aussi parce qu’il est tombé en panne sèche au tout début de son projet précédent : une comédie musicale. Entre la victoire berlusconienne et l’arrivée future de son enfant, la fiction légère ne semblait plus possible. Avant de coincer face au principe du devoir, Moretti avait bloqué sur le principe de plaisir. Il faudra son quarante-quatrième anniversaire et l’intervention décisive d’un décimètre pour que Moretti dé-bloque enfin. Et de réenfourcher le scooter pour de bon, et de réemprunter les travellings motorisés de Journal intime, pour foncer enfin pleins gaz vers les promesses colorées et chaloupées de cette comédie musicale qui ne demande qu’à exister. Entre-temps, Moretti aura plongé jusqu’au cou dans ses doutes et ses incertitudes, dans le chaos de contradictions entre vies privée, professionnelle et politique ; il aura noué, dénoué et renoué les noeuds inextricables reliant les trois. De son impossibilité à faire un film, il a fait un film : cet Aprile où le plaisir terrasse le devoir, in extremis. Longtemps retenu, ce triomphe n’en est que plus délectable.
{"type":"Banniere-Basse"}