Global cinéma. Grande rétrospective du cinéma et de l’oeuvre photographique de Johan van der Keuken à l’occasion du Mois de la photo. Esthète, pamphlétaire, hédoniste, militant des droits de l’homme, il n’a cessé depuis quarante ans d’arpenter le globe et de remettre en question, parfois brutalement, les tenants et les aboutissants du monde occidental. Les […]
Global cinéma. Grande rétrospective du cinéma et de l’oeuvre photographique de Johan van der Keuken à l’occasion du Mois de la photo. Esthète, pamphlétaire, hédoniste, militant des droits de l’homme, il n’a cessé depuis quarante ans d’arpenter le globe et de remettre en question, parfois brutalement, les tenants et les aboutissants du monde occidental.
Les deux grands documentaristes actuels, Frederick Wiseman et Johan van der Keuken, font penser aux frères ennemis de la sociologie, Baudrillard et Bourdieu : l’un paranoïaque, portant un regard distant sur la société et considérant ses codes et pulsions comme aliénants et morbides ; l’autre, éternel pourfendeur des injustices, engagé dans la vie sociale et multipliant les modes d’intervention sur le réel. Wiseman est un cinéaste puriste, voire puritain, qui reste résolument extérieur à ce qu’il filme, s’interdisant toute intervention, y compris les commentaires en voix off, auxquels il préfère les dialogues in. Une conception respectable du cinéma, et qui a ses vertus. On ne trouve rien de cela chez le Hollandais van der Keuken, héritier de la grande tradition néerlandaise du documentaire dont la figure emblématique est Joris Ivens.
Cinéaste impur par excellence, il pratique un mélange des genres audacieux quand il s’agit de défendre des convictions, d’illustrer un thème, de peindre le tableau exhaustif d’une situation donnée. « Dans certains débats sur le cinéma documentaire, dit van der Keuken, on entend s’exprimer une morale rigoureuse que je ne trouve pas intéressante : « Est-on intervenu sur la réalité ou non ? » Les questions morales sont beaucoup plus larges. (…) On dirait qu’il n’y a pas de montage, que l’on tourne sans arrêt, que l’on ne prend pas position. (…) Lorsqu’on n’intervient pas, on est moralement correct. Dans ce cas, je ne veux pas être moral. (…) Et pourquoi le documentariste devrait-il être aussi moral alors que le réalisateur de fictions peut assassiner, tuer et violer dans ses films ? Nous, nous devons toujours être moraux. Je trouve ça terrible. »
Van der Keuken n’a que faire d’une hypothétique objectivité. « En principe, je filme à la distance où je peux toucher, où on peut me toucher. Et là, on est à même de refuser ; ce qui arrive évidemment. » Il s’implique donc totalement, au risque de se bercer d’illusions, comme dans son Journal (1972), où il collait de près au discours tiers-mondiste de l’époque, qui s’avérera par la suite totalement inopérant. Mais au moins, Johan van der Keuken prend parti, n’hésite jamais à mêler sa vie privée à son travail, à y intégrer ses proches il vient de tourner un film, Derniers mots, consacré à sa soeur mourant d’un cancer. Sa femme Noshka van der Lely est d’ailleurs sa preneuse de son depuis près de vingt-cinq ans. L’oeuvre entière est donc en filigrane une autobiographie, et parfois même une autofilmographie, comme dans Les Vacances du cinéaste (1974) où, tout en montrant tel un touriste lambda sa famille qui passe l’été dans la Douce France (chanson qui ouvre et clôt le film) auprès des paysans de l’Aude, Johan van der Keuken intègre plusieurs extraits de ses films. Il semble alors en contradiction avec son assertion selon laquelle « le film ne se rappelle de rien. Le film se passe toujours maintenant. » Car au moment où la voix du saxophoniste Ben Webster (extraite de Big Ben/Ben Webster in Europe, 1967), disparu un an plus tôt, se juxtapose à l’image des vieux paysans français, le film déroule deux strates temporelles distinctes.
Mais il ne faut pas oublier que la photographie est la première vocation du cinéaste. Elle reste présente dans son activité, même dans ses films. » Face value est certainement aussi un film sur la photographie », écrit-il à propos de cette oeuvre un peu décousue sur le regard, composée d’une série de portraits en mouvement. Quant au court métrage To sang fotostudio, beta (1997), c’est une mise en abyme de la photographie : il filme un portraitiste de quartier en train d’opérer… Les « images fixes » de van der Keuken font l’objet d’une vaste rétrospective, événement central du Mois de la photo. Hommage légitime car, comme d’autres (Varda, Depardon, Paul Strand), c’est par la photo que Johan van der Keuken est devenu cinéaste. Plus précisément quand, après avoir été initié à la photo dès le plus jeune âge par son grand-père, et après avoir publié son premier album, Nous avons 17 ans (son âge à l’époque), il atterrira presque par hasard à l’Idhec. C’est en France qu’il tournera son premier film, Paris à l’aube (1957-60).
Cinéaste éminemment complexe, van der Keuken est un théoricien iconoclaste qui prend un malin plaisir à contredire des clichés comme « le cinéma est un langage » ou le célèbre « le cinéma, c’est la vérité vingt-quatre fois par seconde » de Godard (dans Le Petit soldat). Matérialiste convaincu, le cinéaste néerlandais réfute le credo mystique d’un André Bazin suggérant que le cinéma permettrait d’entrevoir une parcelle de l’âme humaine. Militant de gauche, ennemi du classicisme, van der Keuken fait appel à l’expérimentation formelle dans ses films politiques. Dans son Journal, réflexion sur la façon dont la technologie des pays du Nord pervertit l’écologie humaine des pays du Sud, il illustre de façon brutale un de ses textes disant que « les machines mettent la vie en pièces » avec un insert digne du cinéma de Hong-Kong : un homme torse nu actionnant une mitraillette à tout-va. Image suivie immédiatement d’un gros plan de viande rouge les images de viande, de viscères sanguinolents sont une de ses provocations (métaphores ?) favorites.
Au-delà des tentatives de définition qui précèdent, il faut souligner que Johan van der Keuken, amateur de jazz, est avant tout un improvisateur. Mais comme les jazzmen les plus free, il brode sur un canevas prédéfini, voire écrit. Il n’est pas du tout hostile à la mise en scène, tabou des documentaristes « purs ». To sang fotostudio, beta est d’ailleurs un film sur la mise en scène, où l’on assiste aux séances de prises de vue d’un photographe chinois d’Amsterdam qui tire le portrait des commerçants de son quartier devant un décor chromo.
Pour van der Keuken, la distinction entre documentaire et fiction a moins de sens que l’opposition entre improvisation et non-improvisation. Grand adepte du métissage, il applique cette idéologie à son montage, délibérément hybride, voire « discrépant » (dissociation marquée entre le son et l’image), pour reprendre l’expression du lettriste Isidore Isou. Johan van der Keuken est le spécialiste du coq-à-l’âne, le chantre du pataquès cinématographique, qui fait par exemple alterner des listings d’ordinateur et un gros plan du ventre de sa femme enceinte. Mais il n’y a pas de règle, car il propose parfois les plus belles et harmonieuses transitions qui soient. Dans Amsterdam global village (1996), il filme le Bolivien Roberto devant la fenêtre de son appartement d’Amsterdam, qui imite le vent en soufflant dans sa flûte. Ce souffle devient une magnifique liaison sonore avec les plans suivants où l’on découvre les Andes majestueuses.
« J’ai toujours fait des films qui s’expliquent avec la réalité comme La Jungle plate, Vers le Sud ou I Love $ et à côté d’eux des films plus froids, plus artificiels tels Le Maître et le géant, La Question sans réponse. (…) Je n’ai jamais été d’accord avec les gens qui n’appréciaient qu’un seul côté de mon travail surtout le côté documentaire. » Van der Keuken est en somme un essayiste qui, selon les cas, dose la part de mise en scène et d’images documentaires. Certaines de ses oeuvres sont purement fantasmatiques. La Question sans réponse (1986) est une tentative ultra-formaliste qui ressemble au cinéma muet d’avant-garde ; Beauty (1970) oppose les figures violentes du film policier et d’espionnage aux beautés de la nature ; Le Temps (1984) est un long clip conceptuel uniquement constitué de travellings latéraux, qui illustre une pièce du musicien contemporain Louis Andriessen.
Johan van der Keuken est un cinéaste total qui embrasse le monde entier d’un seul regard. Parcourant la planète, il relie les hommes par le biais du montage, mais aussi physiquement en provoquant des confrontations de personnes d’origines diverses pour les besoins de ses films. Recréant un monde tridimensionnel par la multiplication des points de vue, il associe les idées aux choses, à la nature et aux gens. Profondément humaniste, son cinéma se déploie depuis les années 60 selon l’axe Nord/Sud, ou Ouest/Est, détruisant les clichés sur les immigrés du tiers-monde ses interlocuteurs privilégiés. Ainsi, dans Amsterdam global village, film-monde de quatre heures, sorte de somme de son oeuvre, il restitue leur dignité à ses héros, étrangers vivant en Hollande, en leur permettant de renouer avec leurs racines familiales à l’autre bout du globe (Bolivie, Tchétchénie). Voilà en somme pourquoi le brouillon et bouillonnant Johan van der Keuken, antithèse absolue des documentaristes classiques ou des monographistes, dépasse tous les schémas narratifs traditionnels. « Wiseman compose une histoire, dit van der Keuken, tandis que pour moi, c’est plutôt composer une histoire de mille histoires. (…) La simultanéité, c’est pour moi la chose contemporaine. »
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Johan van der keuken, aventures d’un regard (Editions Cahiers du cinéma), 240 pages, 295 f.
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