Pendant neuf mois de l’année 95, Dominique Cabrera a filmé des fragments de son quotidien afin de réordonner le chaos de sa vie, de retrouver le sens de son existence. oeuvre intime traversée par un questionnement social et politique permanent, autodocumentaire riche en fiction, Demain et encore demain évite superbement l’écueil du nombrilisme. Je veux […]
Pendant neuf mois de l’année 95, Dominique Cabrera a filmé des fragments de son quotidien afin de réordonner le chaos de sa vie, de retrouver le sens de son existence. oeuvre intime traversée par un questionnement social et politique permanent, autodocumentaire riche en fiction, Demain et encore demain évite superbement l’écueil du nombrilisme.
Je veux le filmer parce que je veux le voir. » La voix off et la main qui tient le morceau de pain en l’imbibant d’huile d’olive jusqu’à la croûte sont celles de Dominique Cabrera réalisatrice de documentaires et du long métrage L’Autre côté de la mer sorti en mai dernier. D’emblée, on entre dans le vif du sujet : filmer pour voir, pour se voir grossir, vieillir, paniquer, se débattre mais aussi tomber amoureuse, parler, s’apaiser. Filmer, c’est provoquer la parole et le geste, c’est se mettre en scène et en mouvement. Le 1er janvier 1995, la cinéaste a décidé de placer une caméra entre elle et le monde durant presque une année, jusqu’en septembre. Une caméra comme une dernière vigilance par rapport à soi, un garde-fou, un révélateur, un miroir doublement réflecteur : elle et les autres. Demain et encore demain journal 1997 est né d’une période de forte dépression. On garde en mémoire les méduses d’Alain Resnais flottant dans les airs au-dessus de nos têtes comme autant d’épées de Damoclès, mais ici la dépression n’ondoie plus, elle est brutale, livrée de façon frontale, comme un mal que l’on déverse aux pieds des spectateurs pour tenter de s’alléger un peu. Cet état de faiblesse généralisée, d’humeur noire, de dégoût pour tout et en particulier pour soi, pourrait se résumer à une phrase murmurée : « Je ne vis pas, comme ça je ne suis pas tuée. » C’est pour échapper à la lassitude extrême, à la peur permanente, à cette sensation de stérilité des actes et de ressassement des sentiments, à cette destruction intime que Dominique Cabrera s’est saisie de son outil de travail pour tenter de réordonner, redonner du sens, recadrer cette vie qui foutait le camp.
Demain et encore demain est donc une sorte de journal de l’année 95 comme le précise la seconde partie du titre, qui prélève des fragments d’une vie en train de se passer et d’être perçue à la fois par le sujet central (Cabrera) et par ses proches.
C’est un film fait pour sauver sa peau, mais un film avant tout, avec une histoire qui se développe, des personnages qui se transforment, des enjeux qui se déplacent et un questionnement permanent de la réalisatrice sur ses désirs et ses frustrations, sur sa place véritable. Etant prise dans une période extrêmement mouvante, où tous les contraires se télescopent, elle tente de dégager de sa confusion douloureuse une volonté première qui bousculerait la pesanteur qui l’assiège et redonnerait un sens au chaos. Pendant cette année d’introspection, elle a enregistré chaque jour un instant plus ou moins long de sa vie, elle a « capté du présent », des plans et des séquences ensuite structurés en récit par le montage et la voix off. Le présent est le temps qui nous échappe peut-être le plus et qui fait encore plus défaut en période dépressive, car c’est un état durant lequel on ne s’inscrit plus nulle part. Pendant le tournage, la cinéaste dit avoir été « à la fois obsédée par moi-même et détachée de moi-même », et avoir filmé « dans une sorte de bonheur de l’incarnation ». Belle expression pour traduire en creux cette sensation d’effacement de soi devant la réalité.
Il fallait donc une caméra pour réapproprier sa propre image, la confronter de nouveau à ses proches, s’inclure à nouveau dans le cercle familial et vital, dans sa propre existence. A plusieurs reprises, la cinéaste remercie presque la présence de cet oeil qui lui permet d’oser poser les questions qui la démolissent en sourdine depuis longtemps. Comme la scène où elle dialogue en tête à tête avec sa mère, ou encore durant une séquence difficile où elle perd pied face à son fils mais continue de tourner : « J’ai pu filmer quand ça va mal avec Victor, j’ai pu tenir la caméra. » Filmer devient oeuvre de résistance par rapport à soi et Cabrera fait front pour continuer de s’inscrire, malmenée par ses doutes, ses frustrations, ses progressions fugaces. Elle filme comme elle prendrait son pouls, pour vérifier qu’elle est toujours là, derrière et devant l’oeil de la caméra, mais aussi dans l’oeil de tous ceux qui l’entourent. Ainsi la réalisatrice va enregistrer sa personne au milieu des siens : Victor, son fils âgé d’une dizaine d’années, Jean-Pierre, le père de son enfant dont elle est séparée, sa famille, quelques amies et son amant. On assiste aux préoccupations du moment concernant le passage de Victor en sixième et son inscription dans le public ou le privé, source de désaccord entre le père et la mère. Ces discussions courront tout le long du film et donneront lieu à des scènes assez drôles, comme celle où Victor défend les notes un peu faibles de son bulletin scolaire. Le jeune garçon amènera tout au long du film une fraîcheur, un ton direct qui tranche avec celui des adultes. Cabrera filme sa position de mère affaiblie face à ce fils qui va bientôt quitter l’école primaire pour le collège et affirmer de plus en plus son indépendance. A plusieurs reprises, elle passera la caméra à ses interlocuteurs et à chaque fois, elle fixera l’objectif comme pour savoir enfin ce que l’autre perçoit d’elle, quand il la regarde ainsi parler, se taire, bouger, vivre.
A côté de ces séquences familiales, il y a les moments solitaires, de découragement, de détresse, où la dépression marche de pair avec la boulimie, les pleurs, l’angoisse omniprésente, les insomnies, les pensées morbides et l’idée tenace du suicide. Et puis il y a les instants de bonheur qui surgissent sans raison particulière : un matin ensoleillé de juillet, au détour d’une rue, elle ressent soudain un « profond sentiment de liberté », de façon inexplicable, « tout semble neuf, léger, tranquille », « on se sent parfaitement remplaçable et irremplaçable ». Un sentiment qui trouvera un juste écho dans la réponse que lui fera son frère sur la question du bonheur : il parlera de « cohérence », de « légèreté », « fonctionner avec l’ensemble » et citera l’exemple d’une promenade en bord de mer où il s’est senti « faire partie de la plage, physiquement ». Le bonheur, cette émotion rare et volatile par excellence, surgira aussi en cours de tournage avec la réapparition d’un homme que Cabrera a connu des années avant, alors qu’elle militait au parti socialiste : Didier Motchane (l’un des fondateurs du Ceres en 1966, avec Jean-Pierre Chevènement et Alain Gomez). Ce bonheur-là va agir sur elle comme une « restauration amoureuse ». Mais ce grand empêchement à vivre qu’elle subit en combattant ne va pas pour autant être balayé. L’amour renforce mais renvoie fatalement à soi-même. Et né sur ce terrain dépressif douloureux, il sera d’autant plus difficile à assumer et à accepter.
La présence de la politique traverse d’ailleurs tout le film. La particularité et la force de ce journal tiennent à ce fait : Cabrera a eu la volonté de se décentrer d’elle-même, d’aller voir dehors, de tenter de saisir l’air du temps. Elle filme ses hésitations de vote lors des présidentielles de 95, la foule dans les rues de Paris après l’élection de Chirac, les sympathisants de Le Pen lors d’un meeting à l’Opéra… Elle cherche, veut comprendre comment les autres font pour vivre. C’est la même démarche que filmer ses proches, le même besoin de tenter de se comprendre par rapport à l’autre pour circonscrire le mal. L’extérieur fait ainsi de brèves insertions dans ce cocon malade, l’inscrivant dans une réalité sociale et politique précise et dessinant le portrait d’une femme en difficulté, vivant en France en cette fin de siècle.
Le film est également émaillé de plans dont les couleurs et la lumière font penser à des tableaux : un morceau de ciel, une neige fraîche, un violent orage, la vaisselle sale, un bouquet, une tarte à la rhubarbe, un homme dormant en contrebas d’une fenêtre dans le soleil, ou une femme endormie dans le métro. Autant de façons de pointer les détails du quotidien, du temps qui passe. Des plans qui sont comme de petites haltes, des photographies prises au présent constituant les jointures d’une cartographie intime. Tout le long du film, Dominique Cabrera prendra les choses et les êtres de très près, comme pour mieux les saisir, percer leurs pensées et leurs secrets, absorber leur essence. Comme pour redonner à cet environnement de corps et d’objets, qui est celui de sa vie, un sens nouveau et pouvoir y porter un regard neuf, s’aveugler pour recommencer à voir. Le commentaire en voix off est souvent très beau et aide à inclure le spectateur qui ne se sent jamais de trop. Demain et encore demain est un film fragile et plein de ressources, sans cesse en bascule entre la vie et la mort, à l’image de la très belle séquence où Cabrera et son fils sont assis sur un télésiège, suspendus entre ciel et terre, fondus dans le brouillard au-dessus de l’étendue neigeuse, et dissertent sur l’existence. Un film qui aurait pu prendre le titre si justement donné au journal de Cesare Pavese, Le Métier de vivre.
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